mercredi 30 septembre 2015
L'état schizoïde
Comme je l'ai dit, c'est un ingénieur : autrement dit, s'il est assez intellectuel pour vivre les contradictions sociales et politiques de notre temps, il ne l'est pas assez pour les vivres à travers cette conscience qui assure l'unité de l'individu, faisant de l'état schizoïde un état naturel et de l'ambiguïté un mode d'être.
Pierre Paolo Pasolini, Pétrole.
mardi 29 septembre 2015
Caravane
Au Xe siècle, le grand vizir Perse Abdul Kassem Isme'il, afin de ne pas se séparer durant ses voyages de sa collection de cent dix sept milles volumes, faisait transporter ceux-ci par une caravane de quatre-cent chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique.
Alberto Manguel, Une histoire de la lecture
lundi 28 septembre 2015
L'image et son double
Le premier essor du cinéma, comme cinéma primitif, est aussi contemporain du premier assaut prolétarien généralisé contre la capital. Et l'époque du cinéma classique est aussi celle de la contre-révolution triomphante, y compris la réalisation du marxisme (1920-1960). Enfin l'inquiétude qui s'empare du cinéma à la fin des années 50 est contemporaine du retour de la révolution, d'abord sous forme d'inquiétude, dans toutes les sociétés modernes.
*
Le cinéma doit représenter le négatif d'une manière qui fait croire que le monde peut aisément retrouver une unité calme et heureuse. Plus le cinéma est négatif, meilleur il est ; mais s'il cessait de démontrer que l'unité calme et heureuse est accessible par des moyens non dialectiques, il cesserait d'exister. C'est sa misère propre.
*
Mais si le cinéma cesse d'inclure le négatif, il devient nul. La poésie cinématographique, comme toute la poésie, ne peut fonctionner que sur le double entendre, au minimum grâce à ce que les cinéphiles appellent inadéquatement des "symboles" (les "symboles phalliques", etc.) présents dans l'image et la démentant pour en constituer le sens réel en supprimant le sens apparent.
Jean-Patrick Manchette, 57 notes sur le cinéma
dimanche 27 septembre 2015
Se souvenir de Jacques Poulain (1946 - 1992)
Ce
qui nous attire dans une femme ce n'est pas d'abord sa beauté –
mais qu'elle soit plus proche que nous de la beauté.
*
Je
la voulais libre, active, consciente, exigeante.
C'est-à-dire
propre à tout ruiner comme à tout construire.
*
Peut-être
que dans l'étreinte, cette femme n'aime rien d'autre qu'être une
femme, n'importe laquelle, sans prénom, sans nom et sans histoire.
*
Il
nous arrive d'envier la beauté première de la femme, comme il nous
arrive d'envier les franchises du nuage.
*
Orgasme :
juste avant de s'illuminer, la femme se résume entre ses yeux.
*
Une
méditation sur l'amour est toujours une méditation sur la solitude.
Je
comparerais cela à une promenade sur la grève, qui nous fait
attentifs autant au ciel, qu'à la mer.
*
Mon
visage dans le parloir de ses mains.
*
Ne
jamais s'abandonner à la passion.
Lui
résister, la quereller.Éclairer ses ombres.
La faire grandir, murir.
La contraindre à accoucher de son noyau.
Jacques
Poulain, Volontiers je la décrirais
La vie innommable
Il
faut donc continuer. Et tout accepter, car l'organisation du mensonge
est cohérente dans ses offres et dans ses demandes : accepter
de se détruire soi-même dans sa vie mensongère et compenser ce
renoncement au moyen de leurres marchands ; se dépouiller de sa
liberté au travail et choisir « librement » entre deux
marchandises identiques ; oublier sa propre authenticité et
acheter l'authenticité d'un bibelot ancien ; renoncer à la vie
et acheter « une voiture à vivre ».
Michel
Bounan, La
Vie innommable.
vendredi 25 septembre 2015
Roure ou l’inquiétude dévoilée
Que dire de notre époque ? Aujourd'hui, des toiles de peintres, méprisés en leur temps, se vendent à des prix si effarants qu'ils transforment une œuvre créé pour émouvoir en une vulgaire plus-value. Ailleurs, des galeries exposent des artistes si peu sûrs de leur propos qu'il faut accompagner d'explications leurs « productions » (c’est aujourd’hui le terme consacré et fort parlant de ces créations) pour saisir de quoi il retourne. D’autres, après avoir déclaré que "tout a été dit et fait", fabriquent des œuvres qui participent plus du discours sur l'art que d'une réelle création. A travers le monde, des musées organisent des expositions de masse où est exposée, sans soucis historique ni pédagogique, l'intégralité des œuvres d'un artiste célèbre, transformant ainsi leurs cimaises en annexe de l'Hôtel Drouot et du Club Méditerranée. Ce que l'on nomme aujourd'hui l'art contemporain n'est plus, à de rares exceptions près, qu'un marigot où mijotent incestueusement publicité, spéculation financière et bureaucratie culturelle1.
Admettons
le : cela fait des années que l'on n'a plus rien vu qui puisse
être comparé aux révolutions formelles comprises entre les années
1910 et 1930. " Il
est peu probable, écrit
Anselm Jappe,
qu'il y ait encore quelqu'un pour qui l'art des dernières années
représente l'apparition sensible de la vérité ou au moins une
expression aussi concentrée et aussi consciente de leur époque que
le furent la littérature, les arts visuels et la musique des
premières décennies du siècle2."
Oui,
que dire d'un temps qui, quand il ne convertit pas tout en
marchandise, rythme son présent de massacres et de scandales, sans
cesse dénoncés et sans cesse renaissants ? Que se passe-t-il quand
l'homme du commun, gavé d'information-propagande, immunodéprimé
par son alimentation, son environnement, son travail et des relations
humaines de plus en plus pauvres, regarde un tableau ? Que ressent-il
? Qu'est-ce que l'art pour lui ? Quelle place lui accorde t-il ? Ce
tableau n'est-il qu'une marchandise de plus, un "moment
culturel" dans un week-end à meubler ? Un "objet de
consolation", c'est-à-dire une façon de résister aux
vexations que nous occasionne l'existence en démocratie marchande ?
Un moyen de s'améliorer et, pourquoi pas, de changer sa vie ?
Pour
répondre à ces questions, l'homme du commun n'a guère d'outils.
N'étant pas féru d'art, possédant une conscience historique
réduite au souvenir de quelques grandes dates et une sensibilité
émoussée par la vie moderne, il ne lui reste plus que la ressource
de son bon sens, de bribes critiques glanées dans les magasines et,
quand même, de cette sensibilité émoussée dont nous parlions
tantôt. On pourrait appeler cela : faire avec les moyens du bord.
Ce préambule étant fait, parlons de l'œuvre de Vincent Roure…
S'il
est important de connaître le contexte dans lequel naît une oeuvre,
il ne faut pas oublier que celle-ci est, d’une certaine façon,
immuable, contrairement à l'époque qui a vu sa conception.
Finalement, ce qui est appréciable dans l'art c'est que nous sommes
libres d'en penser ce que nous voulons. Comme le dit Kirk Warnedoe :
"L'art
s'est révélé plus accessible et plus riche de sens, plus
substantiel et solide que les systèmes qui sont censés lui avoir
donné naissance et lui conférer sa portée. Cet art a perduré, et
il a porté ses fruits en ne satisfaisants pas, mais en gagnant de
vitesses, les revendications de ses avocats, voire, bien souvent des
projets les plus téméraires de ses créateurs. En somme, l'art
fonctionne et pas les discours3."
Depuis
quelques années, est accroché au mur de ma salle à manger le
portrait d'un homme assis dans une pièce aux couleurs ocre. Devant
lui, un guéridon où sont posés un livre, un verre de vin et une
bougie. Il est difficile de décrire l'expression de cet homme car
Roure, non content de lui avoir peint des yeux à pupilles de chat, a
laissé subsister bon nombre d'ambiguïtés.
Rêve-t-il
? Est-il désespéré ou simplement plongé dans ses pensées ?
Peut-être est-il saoul ? La cravate, ses mains dissimulées sous la
table, cette position un peu raide sur la chaise laissent à penser
qu'il rend une visite. Il pourrait aussi revenir de cette visite et
méditer, un peu fatigué, sur ce qu'il y a appris. Ambiguïté
encore sur son état. Qui est-il ? Le livre, posé devant lui, semble
suggérer un lien avec la littérature. Ce livre, d'ailleurs,
pourrait ne pas lui appartenir et avoir été posé là par un autre.
On ne sait pas.
Le
traitement des couleurs concourt à ces ambiguïtés : l'atmosphère
de la scène pourrait être froide (il m'arrive d'y voir une veillée
mortuaire, le corps étant hors champ, reposant sur un lit, face à
cet homme) s'il n'y avait la vitalité de ces pourpres et le travail
fait sur la lumière. Véritable centre de l'œuvre, la bougie
diffuse en cercles concentriques une lumière très douce qui n'est
pas sans rappeler les magnifiques jeux sur la transparence d'un
Latour ou d’un Toffoli. Non, suggèrent les couleurs, tout n'est
pas que désolation et la chaleur de ces tons me ramène à
l'indéfectible vitalité de l'humanité.
Puisque
j'ai, si imprudemment, déclaré que l'art avait l'avantage de
pouvoir nous laisser dire ce que nous voulons, j'évoquerai ce que
représente cet homme à la bougie. Depuis quelques temps, chaque
fois que mon regard s'attarde sur ce tableau, ce n'est plus l'art de
Roure que je perçois mais les idées liées à sa contemplation.
Quand, jour après jour, nous regardons une œuvre qui nous touche,
les idées et les sensations qu'elle fait naître en nous finissent
par se sédimenter au point de la faire disparaître. Ce qui importe
quand nous regardons une toile que nous aimons c'est de retrouver, en
un point devenu immuable, les idées que nous y avons fixé.
Ainsi, l'homme à la bougie est devenu le symbole de l'obstination dont doit faire preuve le créateur dans son travail. Je ne vois plus les couleurs et les formes de Roure mais l'idée à la fois réconfortante et désolante de l'artiste face au travail qu'il s'est donné à accomplir. Réconfortante parce que ce tableau m'offre une manière d'encouragement en rendant universelles et intemporelles ces peines d'artiste. Désolante, parce que ma condition d'écrivain ne sera jamais exempte des désillusions charriées par la quête d'une expression qui se veut véritable.
Ainsi, l'homme à la bougie est devenu le symbole de l'obstination dont doit faire preuve le créateur dans son travail. Je ne vois plus les couleurs et les formes de Roure mais l'idée à la fois réconfortante et désolante de l'artiste face au travail qu'il s'est donné à accomplir. Réconfortante parce que ce tableau m'offre une manière d'encouragement en rendant universelles et intemporelles ces peines d'artiste. Désolante, parce que ma condition d'écrivain ne sera jamais exempte des désillusions charriées par la quête d'une expression qui se veut véritable.
Ceci
étant dit, si Roure n'avait pas de talent, c'est-à-dire la faculté
d'exprimer avec autant de profondeur que de simplicité les "vérités
universelles" de l'homme, ce tableau n'aurait pas pour moi (et
pour beaucoup d'autres) un pouvoir aussi évocateur. On n'accroche
pas ses pensées les plus importantes à une œuvre sans valeur.
Cette
profondeur, il suffit de sonder depuis la surface des autres tableaux
de Roure pour la mesurer. Ainsi, quand je vois cette danseuse blonde,
ces hommes-contrebasse, ces orchestres mexicains, ces scènes
familières, je me demande comment il se fait que nous ressentions
devant ces toiles une intimité immédiate, et que, dans le même
mouvement, nous percevions que, sous l'apparente simplicité de ces
scènes, se trament des choses moins souriantes ? Une partie de la
réponse réside dans le fait que Roure maintient la tradition du
figuratif sans renoncer aux possibilités de l'abstraction. Ce n'est
pas pour rien que, dans un moment héroïque, j'ai qualifié le
style de Roure de Cubiste-Forain : au dépouillement extrême du
cubisme répond la richesse d'évocation de ces "peintures
idiotes des baraques foraines."
(Rimbaud) Je résumerai mon impression en osant une autre formule :
comme beaucoup de peintres d'importance, l'œuvre de Roure est facile
à regarder mais difficile à comprendre.
Facile
à regarder, ses toiles le sont. Les scènes sont aisément
identifiables, le travail sur les couleurs chaleureux : même
quelqu'un de peu familier avec la peinture peut s'approprier une
toile de Roure. On découvre des musiciens jouer d’instruments
divers, des couples regarder la TV, des clients attablés à une
terrasse de café, des rues sous le voile de la nuit, bref, rien que
de très quotidien en somme…
Pourtant,
ici, les frontières séparant le figuratif de l'abstrait sont minces
pour ne pas dire poreuses. Si l'on observe mieux ces scènes que
voit-on ? Des pièces nues de toute vie, des mains d'automate, des
visages dénués d'expression, des objets à la plénitude incertaine
qui semblent traverser autant qu'être traversés par les êtres et
les murs qui les côtoient. Du figuratif donc, identifiable,
rassurant certes, jusqu'à ce que l'on réalise que Roure a basculé
vers l'abstrait par discrets à-coups, presque sans avoir l'air d'y
toucher : nous voilà dans un monde bien moins simple que nous le
pensions. L'abstraction permet le bouleversement des règles, un
langage parlant au plus près de l'âme, la création d'une façon de
nous situer dans le monde… et de nous en inquiéter.
Théodor
Adorno prétendait que pour survivre parmi les aspects les plus
extrêmes et les plus sombres de la réalité et ne pas être un
simple objet de consolation, l'œuvre d'art devait se faire semblable
à eux. Depuis quelques temps, même si cela reste trop timide à mon
goût, Roure semble s'être mis au diapason de cette réalité, sans
doute parce que l'artiste, même quand il veut ignorer son époque,
ne peut totalement lui échapper.
L'art
est la représentation d'une chose qui manque et je vois dans les
visages de Roure la trace de ce manque là. Regardons-les : de moins
en moins lisses, de moins en moins anonymes et de plus en plus
déstructurés, ils semblent traversés par des conflits si violents
qu'ils franchissent le masque pour crever la peau du visage. Peut-on
y voir, comme j'ai très envie de le faire, le processus de
destruction/mutation du sujet moderne ? Ces figures atones, ces
guitaristes, ces violoncellistes, ces danseuses, ces consommateurs à
la terrasse d'un café, sont-ils vraiment ce qu'ils croient être ?
Ne commencent-ils pas à douter de ce qu'ils sont ? Du genre de vie
qu'ils mènent ? Ne cèdent-ils pas sous le poids de ces rôles
offerts par la société de consommation ? Et nous-mêmes, chuchotent
ces peintures, savons-nous encore qui nous sommes et ce que nous
voulons être en cette période « d'extrêmes déchirements et
d'immenses destructions » ? Qui saurait dire ce qu'est un homme
libre aujourd'hui ? Une femme ? Une famille ? Une vie décente ? Une
société démocratique ? Une journée passionnante ?
Voilà
quelques-unes des questions que posent les toiles de Roure et dont
nous ferions bien de nous préoccuper car " si
la stagnation et le manque de perspectives de l'art moderne
correspondent à la stagnation et au manque de perspectives de la
société de la marchandise, ce ne sera pas aux seuls arts de décider
s'il y aura un futur pour l'art, et quel sera ce futur4."
1Jaime
Semprun, Pourquoi il n'y a pas d'art contemporain, in
Andromaque, je pense à vous !, Editions de l'Encyclopédie
des Nuisances, Paris, 2011.
2
Anselm JAPPE, L'avant-garde
inacceptable, Réflexions sur Guy Debord,
Ed. Léo Scheer, Paris, 2004.
3.
Kirk VARNEDOE, Au mépris des règles, En quoi l'art moderne
est-il moderne ?, Ed. Adam Biro, Paris, 1990.
4
Anselm JAPPE, idem.
Le miracle
Travailler une forme artistique
ne signifie pas
se tortiller comme un ver solitaire
rassasié,
ça ne justifie pas non plus les grands airs
ni la cupidité, ni en aucun cas
le sérieux, mais je crois deviner
que ça occupe les meilleurs moments
des meilleurs d'entre nous,
et lorsque ceux-là meurent
et que quelque chose d'autre ne meurt pas,
nous voyons le miracle de l'immortalité :
des hommes arrivés comme des hommes,
repartis comme des dieux -
des dieux dont nous savions qu'ils étaient ici,
des dieux qui nous laissent maintenant continuer
quand tout nous presse d'arrêter.
se tortiller comme un ver solitaire
rassasié,
ça ne justifie pas non plus les grands airs
ni la cupidité, ni en aucun cas
le sérieux, mais je crois deviner
que ça occupe les meilleurs moments
des meilleurs d'entre nous,
et lorsque ceux-là meurent
et que quelque chose d'autre ne meurt pas,
nous voyons le miracle de l'immortalité :
des hommes arrivés comme des hommes,
repartis comme des dieux -
des dieux dont nous savions qu'ils étaient ici,
des dieux qui nous laissent maintenant continuer
quand tout nous presse d'arrêter.
Charles
Bukowski, Les jours s'en vont comme des chevaux sauvages dans les collines
Une perte
Et surtout, comment dire son angoisse, sa souffrance, ses désirs ? On s'y refuse. On triche avec des signes sans qualité, extra, nul, super, zéro, génial : le prix des émotions qui ont perdu leur goût et leur valeur d'usage. Le vocabulaire marchand et policier a envahi sans vergogne ces régions autrefois protégées : s'investir dans ses goûts, négocier son angoisse, être interpellé par sa souffrance, être pénalisé dans sa vie amoureuse. Que peut vouloir dire maintenant la liberté de parler ou d'écrire, quand l'ordonnance du monde modèle de telles consciences, un tel langage ? Et que nous veulent ceux qui n'ont que ces mots à la bouche ? Communiquer avec qui ? Avec quel mots ?
Michel
Bounan, La
Vie innommable
mercredi 23 septembre 2015
Karl
Tout comme sur le raffinement des besoins, l'industrie spécule sur leur grossièreté, qu'elle sait produire artificiellement. Leur vraie satisfaction veut l'abrutissement de soi – ce pseudo-contentement des besoins que dispense une civilisation à l'intérieur de l'abjecte barbarie de la nécessité.
Karl Marx, Économie
et philosophie. Manuscrits parisiens
(1844).
Sprezzatura
N'avez-vous pas remarqué parfois que dans la rue, quand elle va à l'église ou ailleurs, quand elle joue, ou pour une autre cause, il arrive qu'une femme soulève sa robe si haut que, sans y penser, elle montre le pied, et souvent un peu de la jambe ? Ne vous semble-t-il pas qu'elle a une grâce extrême, si on la voit ainsi, avec une certaine disposition féminine élégante et recherchée, dans ses escarpins de velours et ses bas bien propres ?
Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan.
mardi 22 septembre 2015
Au creux d'un sein
Dormiamos
num seio como numa concha terra era grande
uma
arvore era um prodigio de presença majestosa
a agua a
liberdade viva da nudez
e as
estrelas tinham o trémula fulgor do seu nome.
Nous dormions au creux
d'un sein comme au creux d'un coquillage
immense était la terre
un
arbre était un prodige de présence en majesté
l'eau la vive
liberté de la nudité
et les étoiles avaient l'éclat frémissant
de leur nom.
Antonio Ramos Rosa, A
la table du vent.
Traduction de Patrick Quillier.
Traduction de Patrick Quillier.
La Vie innommable
En
1973, P.E. Sifneos a décrit, pour la première fois, une
extraordinaire folie, qu'il a nommé alexithymie
(a-lexi-thymie : pas de mot pour la souffrance). Il s'agit d'une
perturbation de la conscience entraînant « une impossibilité
de saisir ses propres émotions, de les différencier, de les
nommer ». Ce sont littéralement des souffrances
sans nom.
Beaucoup
de médecins ont constaté depuis – chez leurs malades – le
développement de cette nouvelle épidémie. Ainsi, note le Quotidien
du médecin
(20 mars 1992), « le patient alexithymique ne présente pas sa
souffrance comme une souffrance vécue, mais énumère froidement des
signes, de façon impersonnelle, objective, comme
s'il n'était pas concerné ».
D'autres médecins ont remarqué « une restriction extrême
dans l'expérience des émotions, accompagnée d'une grande
difficulté à trouver les mots pour décrire leurs sentiments ».
Ils ont relevé encore, dans le même style impersonnel
et objectif,
que « la différenciation et la verbalisation des affects sont
perturbés ; ils restent ainsi non saisis, non exprimés, sous
forme d'angoisse inexplicable ».
La
conscience de ces gens, devenue sourde à leur propre souffrance,
n'est pourtant pas muette. Les mêmes médecins ont ainsi découvert
– toujours chez leurs malades - « une forme de pensée
utilitaire, une tendance à diriger exclusivement leur réflexion
vers le monde extérieur » et même « à utiliser sans
cesse leur activité pour ne laisser aucune place à leur propre
envahissement émotionnel, ressenti, à juste titre, comme
menaçant ». Toute leur conduite est élaborée « de
façon à éviter d'être blessé, ou même seulement effleuré ».
Ces malheureux, socialement très actifs, sont, en réalité, des
plaies à
vif.
Michel
Bounan, La
Vie innommable
Le cloître
Je commençais à descendre vers le village. J'étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J'étais enfin dans ce cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d'à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d'ombre, d'échos, de bruit de fontaines. Richesse austère de tous les cloîtres. Acheter la compagnie de Dieu. Il marche avec moi le long des couloirs. L'enseignement du silence.
Jean
Giono, Possession des richesses
mercredi 16 septembre 2015
Civilisée
Les Indiens deviendront civilisés aussitôt qu’ils deviendront amoureux de l’argent.
Robert, major de l’armée américaine, (fin du XIXe
siècle).
Karl
Tout homme s'applique à susciter chez l'autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et l'inciter à un nouveau mode de jouissance, donc de ruine économique. Chacun cherche à créer une puissance étrangère qui accable son prochain pour en tirer la satisfaction de son propre besoin égoïste. Ainsi, avec la masse des objets, l'empire d'autrui croît aux dépens de chacun, et tout produit nouveau devient une nouvelle source de duperie et de pillage réciproques. En se vidant de son humanité, l'homme a toujours besoin de plus d'argent pour s'emparer de l'autre, qui lui est hostile ; et la puissance de son argent diminue en raison inverse de l'accroissement du volume de production, autrement dit son indigence augmente à mesure que croît le pouvoir de l'argent.
Karl Marx, Économie
et philosophie. Manuscrits parisiens, 1844.
Cree
Nous
devons éveiller en lui [l’Indien] des besoins. Au fond de
sa triste sauvagerie, il faut qu’il soit touché par les ailes de
l’ange divin du mécontentement. Alors, il commencera à regarder
devant lui, à tendre le bras. Le désir de devenir propriétaire
peut être une grande force éducative. Le souhait d’avoir sa
propre maison le poussera à faire de nouveaux efforts. Il est
nécessaire que l’Indien soit mécontent de son tipi et des maigres
rations du campement en hiver pour qu’il ait envie d’abandonner
sa couverture et d’enfiler des pantalons ; des pantalons avec
des poches ; des poches qui brûleront d’envie de se remplir
de dollars. L’usage de la propriété procure une excellente
formation morale, et l’Indien a beaucoup à apprendre dans ce
domaine.
Merrill Edward Gates, universitaire américain,1885.
L'argent
Dans
le règne des fins tout a un PRIX
ou une DIGNITE. Ce qui a un prix
peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre
d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à
tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce
qui a une dignité.
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des
mœurs, 1785.
mardi 15 septembre 2015
Eloge discret de la psychanalyse
Your inside is out and your outside is in
Your outside is in and your inside is out
So come on come on
Your outside is in and your inside is out
So come on come on
Come on is such a joy
Everybody's got something to hide except me and my monkey
The Beatles
Paco Ignacio Taibo II
Jours de combat, Paco Ignacio Taibo II
lundi 14 septembre 2015
Jules Pascin 1885-1930.
- Homme libre héros du songe et du désir de ses mains qui saignaient poussant les portes d’or esprit et chair Pascin dédaigna de choisir et maître de la vie il ordonna la mort.
- André Salmon
Entrée littéraire
Un
déluge de mots nous isole de l'encre. Camps de rétention où l'âme
s'assèche sous les coups d'abondance. Que faire, stylo en main, face
à une muse qui ne s'amuse plus, effrayée par le rayon des
librairies ?
Suzanne Musard
Le prodige, madame, c’est qu’au rivage où vous nous faites jeter à demi-morts, nous gardons le souvenir émerveillé de notre désastre. Il n’y a plus d’oiseaux vivants, il n’y a plus de fleurs véritables. Chaque être couve la déception de se savoir unique. Même ce qui naît de lui ne lui appartient pas et, d’ailleurs, naît-il quelque chose de lui ? Est-ce qu’il sait ? Le prodige encore, c’est que l’engloutissement de toute cette splendeur soit une question de temps, disons presque d’âge, et qu’un jour nous puissions découvrir une épave sur le sable où nous sommes sûrs que la veille il n’y avait rien.
Je
vous apporte la plus belle et peut-être la seule épave de mon
naufrage. Dans ce coffret dont je n’ai pas la clef et que je vous
livre dort l’idée désarmante de la présence et de l’absence
dans l’amour.
André
Breton
Serge Airoldi
En voyage, loin des ponants familiers, des roses des sables et des tables alphonsines, la proximité avec la poésie est aussi forte que son leurre magnifique.
Les
Rose de Samode, Serge Airoldi
Que faire ?
Aujourd’hui, pas
de projet en cours, encore moins un quelconque vœu révolutionnaire.
Plutôt une latence diffuse en même temps que des problèmes dits de
société dont la liste ne cesse de s’allonger. Un embarras bien
sûr, en tout cas pour bon nombre de citoyens confrontés pas tant à
l’absence de repères comme on ne cesse de le répéter qu’à un
nombre impressionnant de savoirs mais chacun d’eux valant autant
qu’un autre, ceci allant parfois jusqu’à mettre la pure et
simple opinion en balance avec la parole de l’expert. De ce fait,
notre « Que faire ? » se pose sur fond de déprime généralisée,
sinon d’engluement, dont nous désespérerions d’emblée de nous
sortir. En serions-nous arrivés à ce que notre désir lui-même se
présente aux abonnés absents ?
Jean-Pierre Lebrun
extrait d'un article
publié chez Le Passant ordinaire
Sophie Lemp
Il y avait une jeune fille amoureuse à
la fin de la guerre en Auvergne. Il y avait une femme dévastée,
mère seule, triste et dépassée. Il y avait une grand-mère
parfaite, active et disponible. Toutes se fondent en une désormais.
Et ce fil qui, en moi, continue à se dérouler.
Le Fil, Sophie Lemp
Vallon
Je
me déchaussais, relevais mes bas de pantalons et descendais dans le
torrent pour y mouiller mon visage. Je bus un peu d'eau pour
retrouver le goût de mica et de fer qu'elle laisse sur la langue. Je
regardais l'enchevêtrement de troncs et de fougères qui
m'entourait, les roches humides perçant la terre du bois sur les
pentes du vallon. Je revins sur la rive et savourais le contact de
mes pieds sur la roche parsemée de feuilles.
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