5. L’acte de décès du prolétariat révolutionnaire
Le
mouvement ouvrier et les autres forces qui se sont engagées pour la
démocratisation, tout en se heurtant aux représentants empiriques
du système capitaliste, ont involontairement poussé ce système
vers sa forme achevée, qui prévoit l’égalité et la liberté
abstraites de tous le sujets du marché.
Anselm
Jappe,
L’Avant-garde inacceptable.
L’évolution
du monde industriel, son passage à un capitalisme « généralisé »
où rien n’est destiné à échapper au règne combiné de la
marchandise et de la technoscience, n’est pas très bien perçu ni
mesuré. Pour le plus grand nombre, l’attention se concentre sur le
mouvement d’extension planétaire du capitalisme occidental. Mais
la mondialisation ne constitue qu’un aspect de la dynamique du
capitalisme historique. Si, comme l’a montré Rosa Luxembourg, le
capitalisme doit, pour survivre, détruire et absorber tous les
autres modes de production, toutes les autres formes de vie sociale
et culturelle, il ne limite pas cette guerre de conquête aux
formations économiques et sociales qui lui sont initialement
étrangères : dans le même temps où il atteint les confins de
la planète, il poursuit inlassablement son programme
d’artificialisation de la nature et de l’homme. A terme, ces
derniers sont appelés à disparaître pour laisser la place à leurs
substituts high
tech.
On
serait bien en peine de trouver parmi les bateleurs de la politique
une Cassandre suffisamment hermétique à la démagogique
politicienne pour clamer que notre civilisation projette la fin de
l’humanité et de son milieu naturel de vie et appeler à la
résistance contre le déferlement du progrès mortifère. Leurs
aspirations sont plus prosaïques. Les caciques
de la gauche réformiste aspirent à être reconnus comme des
gestionnaires du capitalisme plus avisés que leurs homologues de
droite, tandis que dans les rangs de l’extrême-gauche et de
l’anarchisme, en deçà de leurs divergences, sont ressassés les
prêches surannés des révolutionnaires des siècles passés où il
est toujours plus ou moins question de lutte des classes et de
dictature du prolétariat.
Si,
dans les premiers temps la classe prolétarienne a été porteuse
d’un projet communiste authentiquement révolutionnaire, cette
phase de son histoire est aujourd’hui révolue : sous l’effet
conjugué de divers processus, elle a progressivement été intégrée
dans la logique capitaliste. Parmi les différents facteurs qui ont
contribué à l’anéantissement du mouvement ouvrier communiste
figure en bonne place l’indéniable victoire idéologique,
politique, voire militaire, que le marxisme-léninisme a remportée à
ses dépens : en se plaçant sous la domination et l’autorité
« scientifique » des intellectuels socialistes, la classe
ouvrière s’est laissée contaminer par l’imaginaire capitaliste
de la rationalité technique et organisationnelle ; elle a
renoncé à son projet d’auto-émancipation pour attendre des
capitalistes qu’ils créent, malgré eux, les conditions
matérielles de sa libération. Et les échecs des entreprises menées
par ses éléments les plus révolutionnaires (en Russie, en Italie,
en Allemagne ou en Espagne) n’ont pu que la conforter dans cette
position. La crise de 1929 qui aurait pu réhabiliter la thèse
marxienne d’un effondrement du capitalisme ouvrant la voie au
socialisme, a en fait été mise à profit non seulement pour
restructurer le capitalisme, mais également pour parachever
l’intégration du prolétariat dans la dynamique de l’accumulation
du capital : en sollicitant désormais l’individu en tant que
consommateur et non plus seulement l’esclave en tant que force de
travail, et en lui offrant les moyens d’acheter n’importe quoi à
n’importe quel prix, le capitalisme réglait à la fois le problème
des débouchés et celui de la question sociale.
A
la fin des années 1960 et au début des années 1970, la classe
ouvrière eut bien quelques velléités révolutionnaires –
dernières convulsions d’un mouvement autonome moribond – que,
depuis, le capitalisme lui a fait très chèrement payer. Après
vingt années de résistance contre l’entreprise de reconquête
menée par les capitalistes, elle se retrouve exsangue au point que
ses représentants les plus combatifs sont à présent davantage
préoccupés de préserver les conditions de survie des travailleurs
[salariés] dans le cadre du système existant que de réveiller le
« spectre » qui hantait autrefois le monde occidental.
Constater
la défaite du mouvement ouvrier et de son projet d’auto-émancipation
ne signifie pas qu’il faille l’entériner comme une fatalité ou
abandonner l’un et l’autre aux oubliettes de l’histoire. Dans
la guerre à laquelle la société industrielle se livre contre la
vie, les ouvriers figurent en première ligne et subissent
frontalement, de manière plus intense que dans le passé, les
assauts dévastateurs des forces coalisées de la technoscience et du
capital : on leur doit à tout le moins la solidarité. On ne
saurait pour autant entretenir le vieux mythe révolutionnaire selon
lequel la clef du changement de société résiderait dans la seule
guerre des classes. Rétrospectivement, l’expérience montre que
les luttes de travailleurs contre l’exploitation capitaliste n’ont
pas menacé le système dans son existence même, mais ont plutôt
contribué à le sauvegarder en élargissant les marchés intérieurs
et en corrigeant les « irrationalités » de son mode de
fonctionnement. On a vu, en outre, que, passé une première phase
révolutionnaire, la classe prolétarienne, bridée par les
syndicats, a fini par être incorporée dans la structure d’ensemble
du capitalisme et dans les modalités de sa reproduction élargie :
il n’est plus question d’« exproprier les expropriateurs »
mais de garantir la progression du pouvoir d’achat des salariés ou
simplement son maintien. Enfin, si, dans les premiers moments de
l’industrialisation, il était permis de croire en la possibilité
d’une réappropriation des outils par des hommes libres travaillant
en commun, ce scénario est aujourd’hui inconcevable pour les
raisons subjectives qui viennent d’être évoquées, mais aussi
compte tenu des révolutions technologiques survenues entre-temps :
les moyens de production portent désormais la marque indélébile de
l’ordre productif et reproduisent pour ainsi dire par inertie la
structure hiérarchisée des rapports de production capitalistes.
En
bref, étant donné la configuration prise par la société
industrielle et le cours de son développement, il n’est plus
possible d’envisager un au-delà du capitalisme uniquement fondé
sur l’abolition du salariat et l’autogestion généralisée. On
serait déjà bien en peine de trouver une force sociale crédible se
battant pour un semblable projet, et quand bien même
existerait-elle, la réalisation de ce dernier ne résoudrait pas les
problèmes majeurs auxquels l’humanité se trouve confrontée. Les
questions écologiques et technico-scientifiques ont pris une
dimension telle qu’elles ne peuvent être traitées comme découlant
simplement de la cupidité et du cynisme des capitalistes. Sont en
cause les machines et autres instruments de production mais aussi les
moyens de consommation ; et, en deçà et au-delà, les modes de
vie et l’imaginaire de la modernité. Si, comme tout nous porte à
le croire, le capitalisme se généralise, si le règne de la
marchandise et celui de la technoscience ne connaissent plus de
bornes et menacent l’humanité en tant que telle, alors la critique
radicale de la modernité industrielle impose que l’on remette en
question le système dans sa globalité, que l’on n’épargne
aucune de ses composantes. Car le système n’attente pas seulement
à la vie de l’homme dans son rapport avec ses semblables, dans et
hors de la sphère de la production ; il le nie aussi et surtout
dans ses rapports avec la nature, avec son corps et sa conscience,
avec son existence même et avec sa mort.