jeudi 15 juin 2017

Un tribut à Moloch


Au travail (je dois payer mon loyer et me nourrir, pauvres prétextes, pas si pauvres que ça, pour qui n'ose affronter la déqualification sociale), j'ai dû m'entretenir avec une femme dévorée par des mots qui ne lui appartenaient pas. Regard las, maigre, la langue mâchée par d'autres, elle a récité sa fable pendant que, de l'autre côté de la table, je ne savais comment prendre mes notes. 

Dans son histoire, « le passé bâtissait l'avenir en s'appuyant sur les forces du présent ». Son index tâché de nicotine - je l'avais surprise, dans la cour, en train de terminer une cigarette – allait et venait sur l'accoudoir en skaï de son fauteuil à la façon d'un enfant égaré. Chacun de ses verbe était un autocollant, une banderole déjà usée avant d'avoir été déployée. Sa grammaire et ses arguments, morts d'avoir trop gonflé leurs muscles, avaient bâti un mur entre elle et moi, et l'idée qu'elle se faisait d'elle-même. 

Dans ce bureau où s'empilaient des dossiers - la dématérialisation, pourtant mainte fois prônée, avait démultiplié le papier -, l'âme importait peu pour qui la laisse se transformer en rouage. Nous avons bourdonné comme des mouches pendant quelques minutes, puis, chacun ayant payé son tribut à Moloch, nous nous sommes levés et salués, aussi pressés l'un que l'autre de quitter le lieu de notre défaite.