Au travail (je dois payer
mon loyer et me nourrir, pauvres prétextes, pas si pauvres que ça,
pour qui n'ose affronter la déqualification sociale), j'ai dû
m'entretenir avec une femme dévorée par des mots qui ne lui
appartenaient pas. Regard las, maigre, la langue mâchée par
d'autres, elle a récité sa fable pendant
que, de l'autre côté de la table, je ne savais comment prendre mes
notes.
Dans son histoire, « le passé bâtissait l'avenir en
s'appuyant sur les forces du présent ». Son index tâché de
nicotine - je l'avais surprise, dans la cour, en train de terminer
une cigarette – allait et venait sur l'accoudoir en skaï de son
fauteuil à la façon d'un enfant égaré. Chacun de ses verbe était
un autocollant, une banderole déjà usée avant d'avoir été
déployée. Sa grammaire et ses arguments, morts d'avoir trop gonflé
leurs muscles, avaient bâti un mur entre elle et moi, et l'idée
qu'elle se faisait d'elle-même.
Dans ce bureau où s'empilaient des
dossiers - la dématérialisation, pourtant mainte fois
prônée, avait démultiplié le papier -, l'âme importait peu pour qui la laisse se transformer en rouage. Nous avons
bourdonné comme des mouches pendant quelques minutes, puis, chacun ayant payé son tribut à Moloch, nous
nous sommes levés et salués, aussi pressés l'un que l'autre de
quitter le lieu de notre défaite.