mercredi 14 octobre 2020

Orwell, trahi


Glané sur le site de l’éditeur Agone, qui a publié plusieurs textes et correspondances de George Orwell, cet entretien entre Claude Rioux, des éditions de la rue Dorion, et Thierry Discepolo, directeur des éditions Agone.  

Où l’on cause de la nouvelle et mauvaise traduction de 1984 chez Gallimard...

 

— Les éditions Gallimard ont fait paraître en mai 2018 une nouvelle traduction du chef-d’œuvre de George Orwell, 1984. Pourquoi à ce moment-là ?

— Les écrits d’Orwell entrent en 2020 dans le domaine public. Gallimard a anticipé la date à partir de laquelle, en tant qu’éditeur, il perdait l’exclusivité sur son best-seller. Il tente d’imposer une nouvelle traduction avant que d’autres paraissent. Et comme il se doit dans le monde feutré des lettres françaises, cette réalité bassement matérielle est masquée sous une exigence littéraire. Ce qu’explique, sur commande, la nouvelle traductrice Josée Kamoun : « Il est d’ailleurs très sain, vital même, de pouvoir entendre résonner cette œuvre fondamentale de plusieurs manières. » Il faudrait lui demander pourquoi Gallimard n’a pas soutenu plus tôt cette exigence saine et même vitale de résonance plurielle en permettant la circulation d’autres traductions ?

— Pourquoi Gallimard n’a-t-il pas fait traduire d’autres livres d’Orwell ?

— Il est notoire que chez Gallimard personne ne s’est jamais vraiment intéressé à l’œuvre d’Orwell, dont l'importance littéraire a toujours été négligée, l’intérêt politique méprisé et les aspects philosophiques ignorés. Une situation devenue flagrante depuis que les éditions Champ libre (désormais Ivrea) ont repris la traduction française de l’œuvre d’Orwell à partir du début des années 1980.
    Quinze avant la première traduction de 1984 en 1950, Gallimard avait fait traduire, plus ou moins mal et sous des titres plus ou moins fantaisistes, une série de titres : Down and out in Paris and London (1933) devenu La Vache enragée en 1935 ; Homage to Catalonia (1938), interprété en La Catalogne libre en 1955 ; Keep the Aspidistra Flying (1936), traduit Et vive l’aspidistra !, en 1960 – la même année qu’est édité un recueil d’Essais choisis. Après avoir été titré Les Animaux partout chez O. Pathé en 1947, Animal Farm (1945) sera, en 1964, La République des animaux chez Gallimard – qui ne reprend ni Burmese Days, traduit en 1946 en La Tragédie birmane aux éditions Nagel, ni Coming up for air, paru sous le titre Journal d’un Anglais moyen chez Amiot-Dumont en 1952.
    À partir de 1981, les éditions Champ Libre font retraduire tous ces titres en ajoutant Le quai de Wigan, Chroniques en temps de guerre et surtout les Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, indispensables quatre volumes (et 2 500 pages) d’Essais,, articles, lettres coédités avec l’Encyclopédie des nuisances à partir des années 1990. Paraîtront ensuite, à la Librairie générale française, Une fille de pasteur (2008) et, aux éditions Agone, A ma guise, Chroniques, 1943-1947, Ecrits politiques, Une vie en lettres, Correspondance 1903-1050. Nous sommes loin des vingt volumes que composent les Complete Works (édités sous la direction de Peter Davison en 1998), mais c’est plus qu’appréciable. Et surtout, le travail ayant été bien fait, il n’est pas nécessaire de le refaire…

— Pourquoi Gallimard n’a-t-il fait retraduire 1984 qu'en 2018 ?

— Dans les années 1970, les éditions de Gérard Lebovici ont convaincu les agents littéraires chargés de l’œuvre d’Orwell qu’il était temps de l’éditer sérieusement en français. Mais Gallimard s’accrochait à ses droits tout en refusant de faire retraduire les livres qu’il exploitait (dans des traductions de plus en plus honteuses) sans vouloir non plus s’engager à faire traduite sur les quatre volumes d’essai parus en 1968 et toujours pas édités en France. À ce qu’on dit, Gallimard aurait finalement négocié l’abandon des autres titres d’Orwell contre la conservation de son best-seller, 1984 – qui ne fut donc jamais retraduit… Ce qui ne révèle pas seulement le primat de la raison économique, mais aussi le peu de considération pour l’œuvre.

— Il semble pourtant que les raisons de retraduire ce roman ne manquaient pas. Dans Orwell Le pouvoir de la vérité de James Conant, un livre paru en 2012 aux éditions Agone sur les questions philosophiques que pose 1984, le traducteur et préfacier Jean-Jacques Rosat ne note-t-il pas, non seulement l’absence de phrases entières, mais une telle imprécision dans la traduction de certaines phrases qu’il dut les retraduire pour les intégrer dans l’argumentaire de l’auteur ?

— En effet. Ce livre est la réponse critique que James Conant donne à l’interprétation par Richard Rorty de 1984. Conant défend l’idée que, pour Orwell, « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. La préservation de la liberté et la préservation de la vérité représentent à ses yeux une seule et indivisible tâche, qui est commune à la littérature et à la politique». Pour lui, 1984 est un roman qui expérimente la destruction du lien essentiel entre vérité objective et liberté. On comprend que la précision soit indispensable pour comprendre le propos du roman.

— Quelques exemples ?

— D’abord une erreur qui rend incompréhensible le monde de 1984, où les prolétaires représentent 85 % de la population, et non 15 %, comme la traduction française [de 1950] l’affirme. Et cela de réimpression en réimpression depuis soixante-huit ans ! Ce point modifie la vision qu’on a de toute l’organisation sociale de l’Océanie : à l’inverse de l’URSS sous Staline (qu’on érige souvent, un peu vite, en modèle exclusif du roman d’Orwell), où le plus grand nombre subissait l’ordre totalitaire, en Océanie, seuls les membres du parti, une minorité de la population, sont soumis à surveillance. Ensuite, l’absence de quarante-deux phrases et de morceaux entiers de dialogues a été repérée par la traductrice de notre édition de 1984. Enfin des contresens sur des points importants, comme « C’était là le raffinement suprême : se rendre consciemment inconscient [Consciously to induce unconsciousness] », et non « persuader consciemment l’inconscient ». Ou bien : « Si nous prenons soin de la liberté, la vérité peut prendre soin d’elle-même [If we take care of freedom, truth can take care of itself] » et non « Veillons sur la liberté, et la liberté veillera sur elle ». Ou encore « Tout ce qu’il vous fallait, c’était une série de victoires sans fin sur votre propre mémoire [All that was needed was an unending series of victories over your own memory] » et non « Avoir en mémoire une interminable série de victoires ».

— Dans l’article qu’il donne au Figaro à l’occasion de la parution de la nouvelle traduction de 1984 aux éditions Gallimard, Sébastien Lapaque affirme n’avoir jamais entendu dire, « même de lecteurs à la dent dure », que la traduction de 1950 était fautive. Pourtant, il prend très au sérieux l’œuvre d’Orwell, jugeant même que, « dans l’épaisse nuit du siècle, la seule urgence est de lire enfin sérieusement ses Essais, articles et lettres ».

— Il a bien raison ! Son article est indéniablement le meilleur de la série parue dans la grande presse à l’occasion de la parution de cette traduction (et même avant). Mais ce sur point, on peut dire qu’il se trompe. D’autant plus si on doit prendre au sérieux la pensée politique d’Orwell – comme il semble le faire. Mais il a indéniablement raison lorsqu’il écrit que, d’une manière générale, les choix de traduction d’Amélie Audiberti sont plutôt justes et que Josée Kamoun fait souvent des « choix étranges », y compris littéraires.

— Cette appréciation diverge à peu près complètement de celle qu’a portée l’ensemble (ou presque) de la presse sur cette nouvelle traduction…

— C’est le moins qu’on puisse dire. Jusqu’à mi-mai, les premiers articles parus (AFP, France Info, Europe 1, etc.) reproduisent plus ou moins servilement le prière d’insérer fourni par l’éditeur. Puis deux couacs ont retenti au milieu de cet écho monocorde. Vous avez parlé de celui de Sébastien Lapaque qui, dans Le Figaro, désavoue la nouvelle traduction et, crime de lèse-littérature, renvoie le lecteur vers l’œuvre politique d’Orwell. Et le même jour, Arnaud Viviant poste un tweet meurtrier : « Je ne m’attendais à rien de bon, mais c’est encore pire. La nouvelle traduction de 1984 chez #Gallimard est tout simplement scandaleuse. Le Ministère de la vérité n’aurait pas fait mieux. » Autrement dit, à la fois un désaveu littéraire est une accusation de trahison de la part d’un critique littéraire très en vue…

— Certes, mais les médias n’ont pas suivi cet anathème…

— Bien sûr. Presque aussitôt Télérama publiait une recension enthousiaste et donnait la parole à « la très talentueuse » traductrice ; qu’on allait retrouver ensuite dans L’Obs puis sur France Culture, etc. Enfin, début juin, Le Monde des livres doublait un nouvel entretien obligeant par un article de complaisance commandé à Pierre Ducrozet. Ce jeune écrivain, édité chez Grasset et Actes Sud, a décroché en 2017 le prix de Flore, fondé en 1994 par Frédéric Beigbeder et décerné chaque novembre dans le café (parisien) éponyme. Tout est dit…

— Au milieu de ce concert, on a tout de même pu entendre un autre « couac » d’ampleur : celui de Jean-Jacques Rosat, qui invalide à peu près tous les choix de la nouvelle traduction commandée par Gallimard.

— En effet. Dans cet article remarquable – qui poursuit le travail que ce philosophe a accompli dans la collection qu’il a dirigée aux éditions Agone et en particulier sur la pensée politique de George Orwell –, Rosat démontre à quel point la volonté de « moderniser », le primat « esthétique » et surtout le confinement de la traductrice au « littéraire » ont été sources d’erreurs.

Quelques exemples ?

— La traduction de « Thought Police » par « Mentopolice » plutôt que par « Police de la pensée ». Pour Rosat, « la police en question ne traque pas le mental, encore moins les mentalités ou le psychisme. Elle traque des pensées, celles qui sont non conformes ». Quant aux « Thoughtcrimes », il ne s’agit en rien de « Mentocrimes », c’est-à-dire des « crimes mentaux subjectifs », mais bien de « crimes de pensée qui existent objectivement, sont communicables et partageables, peuvent circuler sous forme d’écrits, de paroles, ou simplement loger dans une tête ». Pour Rosat encore, ces pensées ont une vie qui leur est propre : « On peut lutter contre elles, tenter de les repousser ; mais souvent elles reviennent malgré soi, jusque dans le sommeil. »
    Mais l’erreur la plus significative (et la plus grave) est sans doute la traduction de « Newspeak » par « néoparler ». Pour défendre son choix, Josée Kamoun explique : « Si Orwell avait voulu créer la Newlang, il l’aurait fait. Mais il a créé le Newspeak, qui n’est pas une langue, mais une anti-langue. » Pourtant, le Newspeak n’est pas seulement un parler : il s’écrit aussi – et même, dans le roman, il s’écrit surtout. Et c’est une langue, avec un vocabulaire, des règles de grammaire et un dictionnaire, même si, comme le définit l’un des personnages du roman, linguiste spécialiste de la novlangue, c’est « la seule langue au monde dont le vocabulaire diminue chaque année». Ainsi en appendice du roman se trouvent bien, écrits par Orwell, les « Principes de la novlangue » : une langue « conçue pour satisfaire les besoins idéologiques de l’angsoc, ou socialisme anglais. En 1984, personne n’employait encore exclusivement la novlangue pour communiquer, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Si les éditoriaux du Times étaient écrits dans cette langue, il s’agissait néanmoins d’un tour de force réservé à un spécialiste. La novlangue devait avoir totalement supplanté l’ancilangue (ou anglais standard, comme on devrait l’appeler) aux alentours de 2050. La version en usage en 1984, compilée dans les neuvième et dixième éditions du dictionnaire de novlangue, n’était que provisoire et contenait nombre de mots superflus et de formes archaïques destinés à être supprimés par la suite. Nous analyserons ici la version finale et optimisée matérialisée par la onzième édition du dictionnaire. »
    Comme le montre encore Rosat, « la traduction par “néoparlé” détourne l’attention de cet enjeu crucial qu’est, pour Orwell, la relation entre langue et pensée », car la novlangue est bien « la langue officielle de l’Océanie », que ses habitants sont destinés à parler, à écrire, avec laquelle ils vont penser, ou plutôt ne plus pouvoir penser. Sur un point crutial, Rosat montre les conséquences de l’écart entre les préoccupations (étroitement littéraires) de Josée Kamoun et la pensée du roman : « “Avec le sentiment […] d’énoncer un axiome capital, [Winston] écrit : ‘La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra.’”, Mais dans l’original, la dernière phrase est : “If that is granted, all else follows.” Donc pas “elle”, mais “cela that”. L’erreur est évidente : ce n’est pas la liberté qui doit être accordée, comme le voudrait Josée Kamoun, mais l’axiome – l’axiome qui pose “que la liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre”. […Orwell] définit la liberté par l’accès à la vérité ; si la vérité disparaît, la liberté meurt ». En rendant impossibles cette analyse et la « novlangue » qui en est au cœur (un concept devenu courant dans la langue française), la nouvelle traduction tombe en effet sous la critique d’Arnaud Viviant : Gallimard se comporte en ministère de la Vérité. Autrement dit, cette traduction de
1984 relève de la novlangue, c’est-à-dire de la transformation d’un vocabulaire riche, précis, inscrit dans l’histoire sociale et politique, par des « néomots » vides. Ainsi, comme on dit de la novlangue de 1984, « la langue que ses habitants sont destinés à parler, à écrire, avec laquelle ils vont penser, ou plutôt ne plus pouvoir penser », avec cette nouvelle traduction, ses lecteurs n’auront plus les moyens de penser avec le roman d’Orwell…

— Tandis qu’il condamne sans appel les erreurs « sémantiques » de Josée Kamoun, Rosat loue en même temps cette nouvelle traduction comme « un événement : le monde littéraire français reconnaît enfin ce livre comme un authentique roman ». N’est-ce pas curieux ?

— À plusieurs titres. Comme si on pouvait correctement traduire un roman sans avoir rien compris de la pensée de l’auteur ? Ou, pire, si on l’a comprise, en la travestissant au point de la détruire ? Voilà bien une illustration de la religion littéraire française que sert Josée Kamoun et dont Gallimard a fondé le clergé. Dans cette conception, le sens importe moins que le style et les références politiques doivent être neutralisées. Un jugement d’autant plus inattendu de la part de Rosat qu’il est, sans conteste, l’un de ceux qui a le plus clairement montré la profondeur philosophique de l’œuvre d’Orwell en général, et de ce roman en particulier.