Que dire de notre époque ? Aujourd'hui, des toiles de peintres, méprisés en leur temps, se vendent à des prix si effarants qu'ils transforment une œuvre créé pour émouvoir en une vulgaire plus-value. Ailleurs, des galeries exposent des artistes si peu sûrs de leur propos qu'il faut accompagner d'explications leurs « productions » (c’est aujourd’hui le terme consacré et fort parlant de ces créations) pour saisir de quoi il retourne. D’autres, après avoir déclaré que "tout a été dit et fait", fabriquent des œuvres qui participent plus du discours sur l'art que d'une réelle création. A travers le monde, des musées organisent des expositions de masse où est exposée, sans soucis historique ni pédagogique, l'intégralité des œuvres d'un artiste célèbre, transformant ainsi leurs cimaises en annexe de l'Hôtel Drouot et du Club Méditerranée. Ce que l'on nomme aujourd'hui l'art contemporain n'est plus, à de rares exceptions près, qu'un marigot où mijotent incestueusement publicité, spéculation financière et bureaucratie culturelle1.
Admettons
le : cela fait des années que l'on n'a plus rien vu qui puisse
être comparé aux révolutions formelles comprises entre les années
1910 et 1930. " Il
est peu probable, écrit
Anselm Jappe,
qu'il y ait encore quelqu'un pour qui l'art des dernières années
représente l'apparition sensible de la vérité ou au moins une
expression aussi concentrée et aussi consciente de leur époque que
le furent la littérature, les arts visuels et la musique des
premières décennies du siècle2."
Oui,
que dire d'un temps qui, quand il ne convertit pas tout en
marchandise, rythme son présent de massacres et de scandales, sans
cesse dénoncés et sans cesse renaissants ? Que se passe-t-il quand
l'homme du commun, gavé d'information-propagande, immunodéprimé
par son alimentation, son environnement, son travail et des relations
humaines de plus en plus pauvres, regarde un tableau ? Que ressent-il
? Qu'est-ce que l'art pour lui ? Quelle place lui accorde t-il ? Ce
tableau n'est-il qu'une marchandise de plus, un "moment
culturel" dans un week-end à meubler ? Un "objet de
consolation", c'est-à-dire une façon de résister aux
vexations que nous occasionne l'existence en démocratie marchande ?
Un moyen de s'améliorer et, pourquoi pas, de changer sa vie ?
Pour
répondre à ces questions, l'homme du commun n'a guère d'outils.
N'étant pas féru d'art, possédant une conscience historique
réduite au souvenir de quelques grandes dates et une sensibilité
émoussée par la vie moderne, il ne lui reste plus que la ressource
de son bon sens, de bribes critiques glanées dans les magasines et,
quand même, de cette sensibilité émoussée dont nous parlions
tantôt. On pourrait appeler cela : faire avec les moyens du bord.
Ce préambule étant fait, parlons de l'œuvre de Vincent Roure…
S'il
est important de connaître le contexte dans lequel naît une oeuvre,
il ne faut pas oublier que celle-ci est, d’une certaine façon,
immuable, contrairement à l'époque qui a vu sa conception.
Finalement, ce qui est appréciable dans l'art c'est que nous sommes
libres d'en penser ce que nous voulons. Comme le dit Kirk Warnedoe :
"L'art
s'est révélé plus accessible et plus riche de sens, plus
substantiel et solide que les systèmes qui sont censés lui avoir
donné naissance et lui conférer sa portée. Cet art a perduré, et
il a porté ses fruits en ne satisfaisants pas, mais en gagnant de
vitesses, les revendications de ses avocats, voire, bien souvent des
projets les plus téméraires de ses créateurs. En somme, l'art
fonctionne et pas les discours3."
Depuis
quelques années, est accroché au mur de ma salle à manger le
portrait d'un homme assis dans une pièce aux couleurs ocre. Devant
lui, un guéridon où sont posés un livre, un verre de vin et une
bougie. Il est difficile de décrire l'expression de cet homme car
Roure, non content de lui avoir peint des yeux à pupilles de chat, a
laissé subsister bon nombre d'ambiguïtés.
Rêve-t-il
? Est-il désespéré ou simplement plongé dans ses pensées ?
Peut-être est-il saoul ? La cravate, ses mains dissimulées sous la
table, cette position un peu raide sur la chaise laissent à penser
qu'il rend une visite. Il pourrait aussi revenir de cette visite et
méditer, un peu fatigué, sur ce qu'il y a appris. Ambiguïté
encore sur son état. Qui est-il ? Le livre, posé devant lui, semble
suggérer un lien avec la littérature. Ce livre, d'ailleurs,
pourrait ne pas lui appartenir et avoir été posé là par un autre.
On ne sait pas.
Le
traitement des couleurs concourt à ces ambiguïtés : l'atmosphère
de la scène pourrait être froide (il m'arrive d'y voir une veillée
mortuaire, le corps étant hors champ, reposant sur un lit, face à
cet homme) s'il n'y avait la vitalité de ces pourpres et le travail
fait sur la lumière. Véritable centre de l'œuvre, la bougie
diffuse en cercles concentriques une lumière très douce qui n'est
pas sans rappeler les magnifiques jeux sur la transparence d'un
Latour ou d’un Toffoli. Non, suggèrent les couleurs, tout n'est
pas que désolation et la chaleur de ces tons me ramène à
l'indéfectible vitalité de l'humanité.
Puisque
j'ai, si imprudemment, déclaré que l'art avait l'avantage de
pouvoir nous laisser dire ce que nous voulons, j'évoquerai ce que
représente cet homme à la bougie. Depuis quelques temps, chaque
fois que mon regard s'attarde sur ce tableau, ce n'est plus l'art de
Roure que je perçois mais les idées liées à sa contemplation.
Quand, jour après jour, nous regardons une œuvre qui nous touche,
les idées et les sensations qu'elle fait naître en nous finissent
par se sédimenter au point de la faire disparaître. Ce qui importe
quand nous regardons une toile que nous aimons c'est de retrouver, en
un point devenu immuable, les idées que nous y avons fixé.
Ainsi, l'homme à la bougie est devenu le symbole de l'obstination dont doit faire preuve le créateur dans son travail. Je ne vois plus les couleurs et les formes de Roure mais l'idée à la fois réconfortante et désolante de l'artiste face au travail qu'il s'est donné à accomplir. Réconfortante parce que ce tableau m'offre une manière d'encouragement en rendant universelles et intemporelles ces peines d'artiste. Désolante, parce que ma condition d'écrivain ne sera jamais exempte des désillusions charriées par la quête d'une expression qui se veut véritable.
Ainsi, l'homme à la bougie est devenu le symbole de l'obstination dont doit faire preuve le créateur dans son travail. Je ne vois plus les couleurs et les formes de Roure mais l'idée à la fois réconfortante et désolante de l'artiste face au travail qu'il s'est donné à accomplir. Réconfortante parce que ce tableau m'offre une manière d'encouragement en rendant universelles et intemporelles ces peines d'artiste. Désolante, parce que ma condition d'écrivain ne sera jamais exempte des désillusions charriées par la quête d'une expression qui se veut véritable.
Ceci
étant dit, si Roure n'avait pas de talent, c'est-à-dire la faculté
d'exprimer avec autant de profondeur que de simplicité les "vérités
universelles" de l'homme, ce tableau n'aurait pas pour moi (et
pour beaucoup d'autres) un pouvoir aussi évocateur. On n'accroche
pas ses pensées les plus importantes à une œuvre sans valeur.
Cette
profondeur, il suffit de sonder depuis la surface des autres tableaux
de Roure pour la mesurer. Ainsi, quand je vois cette danseuse blonde,
ces hommes-contrebasse, ces orchestres mexicains, ces scènes
familières, je me demande comment il se fait que nous ressentions
devant ces toiles une intimité immédiate, et que, dans le même
mouvement, nous percevions que, sous l'apparente simplicité de ces
scènes, se trament des choses moins souriantes ? Une partie de la
réponse réside dans le fait que Roure maintient la tradition du
figuratif sans renoncer aux possibilités de l'abstraction. Ce n'est
pas pour rien que, dans un moment héroïque, j'ai qualifié le
style de Roure de Cubiste-Forain : au dépouillement extrême du
cubisme répond la richesse d'évocation de ces "peintures
idiotes des baraques foraines."
(Rimbaud) Je résumerai mon impression en osant une autre formule :
comme beaucoup de peintres d'importance, l'œuvre de Roure est facile
à regarder mais difficile à comprendre.
Facile
à regarder, ses toiles le sont. Les scènes sont aisément
identifiables, le travail sur les couleurs chaleureux : même
quelqu'un de peu familier avec la peinture peut s'approprier une
toile de Roure. On découvre des musiciens jouer d’instruments
divers, des couples regarder la TV, des clients attablés à une
terrasse de café, des rues sous le voile de la nuit, bref, rien que
de très quotidien en somme…
Pourtant,
ici, les frontières séparant le figuratif de l'abstrait sont minces
pour ne pas dire poreuses. Si l'on observe mieux ces scènes que
voit-on ? Des pièces nues de toute vie, des mains d'automate, des
visages dénués d'expression, des objets à la plénitude incertaine
qui semblent traverser autant qu'être traversés par les êtres et
les murs qui les côtoient. Du figuratif donc, identifiable,
rassurant certes, jusqu'à ce que l'on réalise que Roure a basculé
vers l'abstrait par discrets à-coups, presque sans avoir l'air d'y
toucher : nous voilà dans un monde bien moins simple que nous le
pensions. L'abstraction permet le bouleversement des règles, un
langage parlant au plus près de l'âme, la création d'une façon de
nous situer dans le monde… et de nous en inquiéter.
Théodor
Adorno prétendait que pour survivre parmi les aspects les plus
extrêmes et les plus sombres de la réalité et ne pas être un
simple objet de consolation, l'œuvre d'art devait se faire semblable
à eux. Depuis quelques temps, même si cela reste trop timide à mon
goût, Roure semble s'être mis au diapason de cette réalité, sans
doute parce que l'artiste, même quand il veut ignorer son époque,
ne peut totalement lui échapper.
L'art
est la représentation d'une chose qui manque et je vois dans les
visages de Roure la trace de ce manque là. Regardons-les : de moins
en moins lisses, de moins en moins anonymes et de plus en plus
déstructurés, ils semblent traversés par des conflits si violents
qu'ils franchissent le masque pour crever la peau du visage. Peut-on
y voir, comme j'ai très envie de le faire, le processus de
destruction/mutation du sujet moderne ? Ces figures atones, ces
guitaristes, ces violoncellistes, ces danseuses, ces consommateurs à
la terrasse d'un café, sont-ils vraiment ce qu'ils croient être ?
Ne commencent-ils pas à douter de ce qu'ils sont ? Du genre de vie
qu'ils mènent ? Ne cèdent-ils pas sous le poids de ces rôles
offerts par la société de consommation ? Et nous-mêmes, chuchotent
ces peintures, savons-nous encore qui nous sommes et ce que nous
voulons être en cette période « d'extrêmes déchirements et
d'immenses destructions » ? Qui saurait dire ce qu'est un homme
libre aujourd'hui ? Une femme ? Une famille ? Une vie décente ? Une
société démocratique ? Une journée passionnante ?
Voilà
quelques-unes des questions que posent les toiles de Roure et dont
nous ferions bien de nous préoccuper car " si
la stagnation et le manque de perspectives de l'art moderne
correspondent à la stagnation et au manque de perspectives de la
société de la marchandise, ce ne sera pas aux seuls arts de décider
s'il y aura un futur pour l'art, et quel sera ce futur4."
1Jaime
Semprun, Pourquoi il n'y a pas d'art contemporain, in
Andromaque, je pense à vous !, Editions de l'Encyclopédie
des Nuisances, Paris, 2011.
2
Anselm JAPPE, L'avant-garde
inacceptable, Réflexions sur Guy Debord,
Ed. Léo Scheer, Paris, 2004.
3.
Kirk VARNEDOE, Au mépris des règles, En quoi l'art moderne
est-il moderne ?, Ed. Adam Biro, Paris, 1990.
4
Anselm JAPPE, idem.
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