Découvert sur le site Reporterre, cet entretien donné par Bernard Friot, ci-devant sociologue. Si les prémices de ses propos nous ont semblé de bon aloi, la suite nous a semblé plus surprenante. Chacun pourra juger de la chose en lisant la suite.
"On ne peut la comprendre [la réforme des retraites] que si l’on renonce à une idée très répandue, qui veut que le cœur de la lutte de classe soit le pouvoir sur l’argent. Alors que le cœur de l’affrontement de classe, c’est le travail. La bourgeoisie n’a de puissance sur l’argent que parce qu’elle a de la puissance sur le travail.
La raison fondamentale pour laquelle les gouvernements s’obstinent à mener cette contre-révolution capitaliste, malgré une opinion publique largement défavorable, c’est parce qu’il y a un enjeu de classe décisif dans la retraite.
Dans le capitalisme, le salaire est le résultat de la subordination. On mérite son salaire par un travail, dont les règles sont déterminées par la bourgeoisie capitaliste. Évidemment, il y a une forme de résistance spontanée à ce travail, puisque les intéressés ne décident de rien. Cette résistance est d’autant plus forte, aujourd’hui, que les effets écologiques et anthropologiques désastreux de la façon dont la bourgeoisie organise le travail sont évidents. Parce que le capital sait que nous n’adhérons plus aux tâches qu’il nous impose, il est de plus en plus déterminé à nous faire revenir à une forme de rémunération à la tâche, par exemple les CDD de mission.
La retraite c'est tout le contraire de cela. C’est un salaire qui n’est pas le résultat d’une subordination, mais la condition d’une souveraineté sur le travail. Pour le comprendre, il faut revenir aux fondements de la retraite telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Avant d’être chassés en 1947, les ministres communistes sont parvenus à transposer le régime de retraite de la fonction publique aux salariés du privé. Les salariés de la fonction publique sont payés en fonction de leur grade : ouvrier d’état, professeur certifié, colonel… C’est cette qualification qui définit le salaire. Et comme cette qualification est un attribut de la personne, le salaire se poursuit jusqu’à la mort. Ambroise Croizat (ministre du Travail entre 1945 et 1947) a transposé cela dans le régime général. Ça n’existait pas du tout jusque-là.
Dès 1947, les patrons ont riposté en créant un régime complémentaire de retraite pour les cadres, qui repose sur la forme capitaliste de la répartition : j’ai cotisé, donc j’ai droit. Ce système a été généralisé à l’ensemble des salariés du privé dans les années 1950. Le résultat, c’est de conditionner la retraite à un travail préalable, d’en faire non pas la continuation d’un salaire, mais le différé d’une cotisation passée.
L’enjeu, pour la bourgeoisie, n’est pas de nous faire travailler plus longtemps, comme on l’entend parfois. La bourgeoisie capitaliste n’a pas besoin de travailleurs supplémentaires. Elle passe son temps, au contraire, à éliminer des travailleurs, à remplacer le travail vivant par le travail mort (on le voit dans l’agriculture, où l’agrobusiness nous concocte une agriculture sans paysans.
En revanche, elle a besoin de travailleurs fragiles, pour pouvoir rémunérer le moins possible. C’est ça, l’objectif de la réforme des retraites. C’est d’augmenter le temps de fragilité des travailleurs sur le marché du travail. À 60 ans, moins de la moitié des personnes sont dans l’emploi, un quart sont en longue maladie, en préretraite, en retraite ou en invalidité, et 7 % au chômage. Ce sont des gens vulnérables, qui vont être contraints d’accepter des CDD et des baisses sur les salaires. Passer l’âge de la retraite à 64 ans, c’est augmenter de deux ans cette période de vulnérabilité."