- Vous savez, je suis assez nostalgique d'une époque, peut-être imaginaire, où la littérature était une forme irremplaçable de connaissance du monde, où elle scrutait l'homme et le bousculait, à la recherche d'un bouleversement qui ferait de cette créature un être digne de fouler la terre. L'inouï, l'expérience, l'absolu ont accouché de textes comme Tristram Shandy de Sterne, les Cent vingt journées de Sodome de Sade, le Gargantua de Rabelais, le Journal de Kafka, le Suicidé de la société d'Artaud, La Chevelure sacrifiée de Hrabal... Des textes nés de créateurs qui balançaient entre sainteté et folie. Des êtres qui étaient loin de vouloir l'adhésion du lecteur ! Ces oeuvres étaient complice de la révolte et de la subversion. Comme le dit Emanuele Trévi, la littérature n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui, « un catalogue d'intrigues adaptables au cinéma, mais un outrage, un tour de vis destiné à ficher celle-ci au coeur de la vérité ».
Une voix au ton ironique serpenta du coin nord avant d’arriver jusqu’à lui.
- Alors, "c'était mieux avant" ? Il n'y a plus d'écrivain dignes de ce nom ?
- Ils existent. Je pense à Roberto Bolano, à Ricarda Gavelis, à David Bosc, à Paco Ignacio Taibo II, à Pierre Bergougnoux, à Vladimir Makanine... Mais le problème n'est pas là. Je pense que nous vivons une époque où la majorité des gens est incapable de comprendre et d'aimer des livres aussi fondamentaux qu'Ulysses de Joyce, que Pétrole de Pasolini, que Coeur de pierre d'Arno Schmidt. Nos conditions de vie ont fabriqué des générations de lecteurs qui, à l'image des électeurs qu'ils sont aussi, attendent la suite. Des lecteurs qui ne demandent que trois choses à un livre : le divertissement, la consolation et la reconnaissance. Le divertissement ? On veut une bonne histoire, quelque chose qui nous fasse oublier notre désolant quotidien. La consolation ? Habitant le XXIe siècle, nous sentons bien le désastre de nos vies quotidiennes et notre peu d'avenir. Notre désarroi, notre impuissance volontaire, nous incitent à chercher des livres qui nous permettent de passer la nuit et de ne plus entendre le bruit de l'effondrement. La reconnaissance ? En petits narcisses survitaminés, nous aimons que les livres nous parlent de nous-mêmes. Nous voulons nous y mirer sans être trop secoués. D'une certaine façon, on aime que l'écrivain nous ressemble ou, à la rigueur, cultive une excentricité de bon aloi qui nous scandalise gentiment. Nous ne souhaitons qu'une chose : que la littérature nous serve des contes qui nous permettent de continuer à dormir debout.
- Merci pour nous !, fit une voix éraillée par une indignation qui ne semblait pas feinte.
- Au contraire !, répondit aussitôt Mazet, stimulé par la colère qu’il avait senti dans la voix. Votre présence ici, face à un type dans mon genre, vous place automatiquement dans la minorité des vivants. Cette cérémonie, quasi primitive, qui nous voit rassemblés autour d’un tas de feuilles au sens plus ou moins clair fait de vous les derniers des mohicans !
La même voix – à l’entendre, à présent, elle semblait s’être rendue aux arguments de Mazet – se mit à graillonner..
- Joyce, Rabelais, Kafka… Vous placez la barre très haut !
- C’est la moindre des choses. Et, pour répondre à votre critique implicite, je ne me compare pas à ces génies. Je suis bien conscient de n’effleurer que leurs semelles. Mais, que voulez-vous, je les préfères comme maîtres à Amélie Nothomb !
Ce qu’il supposa être des fans de la belge poussèrent des « ho » légèrement scandalisés. Une voix, qui semblait être celle d’un adolescent, se mit à bégayer.
- On ne peut pas toujours écrire des chefs d’oeuvre…
- J’en suis la preuve vivante ! Mais, au moins, les ai-je en point de mire. Sinon, à quoi bon.
Parce qu’il était sensible au malaise croissant de la libraire, il décida de donner un peu de mou. Il entama ce qu’il devait décrire plus tard aux sœurs comme une confession réconciliatrice, une forme d’amende honorable et sincère qui gambadait sur les terres de la modestie.
- Il ne faut pas s’y tromper, malgré mes déclarations, je ne suis qu’un de ces « n’importe qui » qui ne bousculent le lecteur que dans les interstices. Vous ne me verrez jamais dans les médias, en tête des ventes ou dans les annales. Je suis un des facteurs Cheval des lettres. Nous ne faisons pas les malins. Nous ne nous opposons pas au déluge des librairies, nous ne luttons pas contre les écrans. D’une certaine façon, nous nous moquons de la reconnaissance. Je ne dis pas que nous ne la goûtons pas quand elle arrive mais, la plupart du temps, nous n’y pensons même pas. Notre gloire est toute locale : des amis, un frère, deux inconnues lisant notre prose devant le camion à frites qui fait face à notre stand au salon des livres de Trifouilli-les-oies. Ce qui importe, c’est d’écrire. Je vous l’ai dit : c’est notre façon de rester propres.
Après un silence, il ajouta à voix presque basse.
- Il y a de bonnes chances pour qu’il ne reste pas grand-chose de notre travail mais, au moins, nous ne disparaîtrons pas dans la même poussière que certains.