mercredi 20 janvier 2016
Le centre de l'été
Le plus grand
espoir, je dis celui en quoi se résument tous les autres, est que
cela soit pour tous et que pour tous cela dure ; que le don
absolu d’un être à un autre, qui ne peut exister sans sa
réciprocité, soit aux yeux de tous les seule passerelle naturelle
et surnaturelle jetée sur la vie.
André Breton, L’amour fou
- Nous y voilà enfin...
Nous sommes allongés dans un creux d'herbes à quelques
mètres du croisement des routes du Tholonet et de Beaurecueil. La
chaleur vibre à effacer le ciel. Elle ne laisse à cette matinée
d'été qu'un peu de vent pour animer les champs de blé qui nous
entourent. Je lève la tête : les rares maisons du paysage semblent
clouées par la fournaise dans la terre rouge du vallon. Esther se
dresse pour contempler les alentours. D'un lent index circulaire,
elle désigne les couleurs écrasées par le soleil.
- Regarde, on est au centre de l'été... En plein dans
l'œil de Cézanne... Tu comprends ?
Bien sûr. Nous nous trouvons à l'intérieur d'un
triangle dessiné par trois tableaux de Cézanne. La
Ste Victoire vue de Gardanne pour le premier
sommet, La Ste Victoire vue de la Barque
pour le second et La Ste Victoire vue du
Tholonet pour le dernier.
- J'ai toujours été persuadée que ces œuvres étaient
une balise... Tu vois, ce qui est important c'est de dépasser
l'admiration pour entrer dans le mouvement.
De minuscules perles de sueur scintillent sur sa lèvre
supérieure. Nous éprouvons la même chose : soudés par la lumière,
nous partageons la même grammaire du sel et de la peau.
- Ce qui est important, c'est que nous n'ayons plus
besoin des tableaux.
Elle désigne les contreforts recouverts de pins du
Cengle.
- Je peux me lever et marcher jusqu'à cette falaise qui
nous sépare de la Sainte-Victoire. Je peux la franchir, toucher ses
roches, m'accrocher aux branches résineuses de ses arbres et
continuer jusqu'aux premières pentes de la montagne.
Elle pose une main sur ma poitrine et entreprend de
déboutonner ma chemise.
- En marchant ainsi, j'aurais mesuré le motif à
l'aune de mon propre corps. Il n'y aura plus d'intermédiaire.
Sa bouche glisse jusqu'à mon nombril.
- Tu sens la résine...
D'un geste, elle fait glisser son tee-shirt par-dessus
la tête.
- Travaillons sur le motif...
Le motif, nous y sommes. En plein dans le passage du
temps, je suis aspiré par la langue d'Esther. Ma main glisse,
vertèbre après vertèbre, sur sa peau. Je repousse son short et
découvre ses fesses. Sa culotte, coincée sous la pulpe de mon
pouce, roule au sol comme une balle de coton oiselé. Peu à peu,
nous dessinons un cercle dans les herbes qui nous cachent des
promeneurs assez fous pour marcher à cette heure de la journée.
J'écarte ses lèvres pour que nos âmes envahissent cet œil
d'herbes, ce carrefour, ce vallon, la montagne éblouissante, le Sud
écrasé d'été, jusqu'à ce que nos deux crânes, enfin, se fendent
sous l'épée de notre accord.
J'arrange ma chemise pour que, soutenue par les herbes
les plus vigoureuses, elle forme un abri au-dessus de nos têtes.
Bédouins étourdis par la chaleur, nous sombrons dans une légère
torpeur. Heures lentes de la sieste…
Je sens Esther bouger imperceptiblement. Elle colle sa
bouche à mon oreille.
- Tu rêves ?
- Penses-tu !
Il est sept heures du soir. L'air est comme une pêche
révélant les parfums. Nous marchons, un peu mélancoliques, sur
l'asphalte tiède de la départementale. J'embrasse la main d'Esther.
Je ne veux pas me défaire de cet accomplissement. L'air est de plus
en plus doux, presque attentif après la bastonnade de l'après-midi.
Une nuit d'été se prépare.
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