- Est-ce que Bastide était fou ?
- D'une certaine façon,
j'envie sa vie fantasmatique. Certains de mes patients paieraient
cher pour posséder un intérieur si chatoyant.
- Chatoyant ?
- Rien de moins que de
vaincre la mort par l'amour ! Vous en connaissez beaucoup des
trentenaires qui se baladent avec de tels rêves en poche ? S'il
fallait enfermer tous ceux qui aiment les morts ! J'ai lu,
quelque part, une phrase qui répondrait à votre question à la
façon d'un billard à trois bandes : « Pourquoi vouloir
nous tuer alors que nous sommes déjà morts ? ».
- Vous, les psys, je ne
vous comprendrais jamais, grogne Guimard.
- Ne vous dépréciez
pas, Guimard. J'ai lu vos textes, vous êtes parfaitement capable de
comprendre mes élucubrations.
- Si vous le dites...
- Ceci dit, si vous
voulez un peu de glose psychanalytique, je peux ouvrir la cafetière.
Votre Bastide avait peut-être pigé qu'il fallait mieux aimer une
morte. Car enfin, qu'est-ce que autrui sinon quelqu'un qui ne cesse
de vous glisser entre les doigts. Avec une morte, on résout une part
du problème. Et quand je pense à ce que sont les couples
aujourd'hui, je me dis que certains, comme Bastide, ont grand intérêt
à ne pas se mettre à la colle avec n'importe qui. Ceci dit, il
aurait pu sombrer dans la solitude ou se trouver une copine sur
internet. Il a préféré aimer une femme qui ne voulait pas
disparaître. Qui pourrait l'en blâmer ?
- Quand même, une
morte...
- Vous aurez compris que
j'ai toujours eu un peu de mal avec le concept de normalité. Mais
enfin, on voit bien que la solution de Bastide ne pouvait durer bien
longtemps, justement parce qu'elle était collée à l'éternité...
Un silence se fait,
troublé par le claquement du briquet de Soleimani.
- Bastide a fini par
déserter ce monde, dit-il en exhalant un long nuage de fumée
au-dessus des tombes. Et d'une façon qui n'était pas plus infamante
qu'une autre. Et je ne parle pas seulement de son suicide.