lundi 14 mars 2016

Le concept de normalité



- Est-ce que Bastide était fou ?
- D'une certaine façon, j'envie sa vie fantasmatique. Certains de mes patients paieraient cher pour posséder un intérieur si chatoyant.
- Chatoyant ?
- Rien de moins que de vaincre la mort par l'amour ! Vous en connaissez beaucoup des trentenaires qui se baladent avec de tels rêves en poche ? S'il fallait enfermer tous ceux qui aiment les morts ! J'ai lu, quelque part, une phrase qui répondrait à votre question à la façon d'un billard à trois bandes : « Pourquoi vouloir nous tuer alors que nous sommes déjà morts ? ».
- Vous, les psys, je ne vous comprendrais jamais, grogne Guimard.
- Ne vous dépréciez pas, Guimard. J'ai lu vos textes, vous êtes parfaitement capable de comprendre mes élucubrations.
- Si vous le dites...
- Ceci dit, si vous voulez un peu de glose psychanalytique, je peux ouvrir la cafetière. Votre Bastide avait peut-être pigé qu'il fallait mieux aimer une morte. Car enfin, qu'est-ce que autrui sinon quelqu'un qui ne cesse de vous glisser entre les doigts. Avec une morte, on résout une part du problème. Et quand je pense à ce que sont les couples aujourd'hui, je me dis que certains, comme Bastide, ont grand intérêt à ne pas se mettre à la colle avec n'importe qui. Ceci dit, il aurait pu sombrer dans la solitude ou se trouver une copine sur internet. Il a préféré aimer une femme qui ne voulait pas disparaître. Qui pourrait l'en blâmer ?
- Quand même, une morte...
- Vous aurez compris que j'ai toujours eu un peu de mal avec le concept de normalité. Mais enfin, on voit bien que la solution de Bastide ne pouvait durer bien longtemps, justement parce qu'elle était collée à l'éternité...
Un silence se fait, troublé par le claquement du briquet de Soleimani.
- Bastide a fini par déserter ce monde, dit-il en exhalant un long nuage de fumée au-dessus des tombes. Et d'une façon qui n'était pas plus infamante qu'une autre. Et je ne parle pas seulement de son suicide.