mardi 22 septembre 2015

La Vie innommable



En 1973, P.E. Sifneos a décrit, pour la première fois, une extraordinaire folie, qu'il a nommé alexithymie (a-lexi-thymie : pas de mot pour la souffrance). Il s'agit d'une perturbation de la conscience entraînant « une impossibilité de saisir ses propres émotions, de les différencier, de les nommer ». Ce sont littéralement des souffrances sans nom.
Beaucoup de médecins ont constaté depuis – chez leurs malades – le développement de cette nouvelle épidémie. Ainsi, note le Quotidien du médecin (20 mars 1992), « le patient alexithymique ne présente pas sa souffrance comme une souffrance vécue, mais énumère froidement des signes, de façon impersonnelle, objective, comme s'il n'était pas concerné ». D'autres médecins ont remarqué « une restriction extrême dans l'expérience des émotions, accompagnée d'une grande difficulté à trouver les mots pour décrire leurs sentiments ». Ils ont relevé encore, dans le même style impersonnel et objectif, que « la différenciation et la verbalisation des affects sont perturbés ; ils restent ainsi non saisis, non exprimés, sous forme d'angoisse inexplicable ».
La conscience de ces gens, devenue sourde à leur propre souffrance, n'est pourtant pas muette. Les mêmes médecins ont ainsi découvert – toujours chez leurs malades - « une forme de pensée utilitaire, une tendance à diriger exclusivement leur réflexion vers le monde extérieur » et même « à utiliser sans cesse leur activité pour ne laisser aucune place à leur propre envahissement émotionnel, ressenti, à juste titre, comme menaçant ». Toute leur conduite est élaborée « de façon à éviter d'être blessé, ou même seulement effleuré ». Ces malheureux, socialement très actifs, sont, en réalité, des plaies à vif.

Michel Bounan, La Vie innommable

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