vendredi 15 avril 2022

Un fils de notre temps


 


Et ils auraient été l'un et l'autre inimitables, si le père n'eût eu le fils pour successeur, et si le fils n'eut eu le père pour exemple. 

Valentin Esprit Fléchier

                                                                          

Ils se tenaient, père et fils, sur le sommet d’une des collines qui dominaient la petite ville. Pourquoi avaient-ils arrêté la voiture ici alors qu’un ciel aux nuages noirs, et le retard qu’ils avaient pris lors des courses, les pressaient de rentrer ?

Il avait vu son père s’éloigner à la recherche d’un buisson, silhouette dégingandée dans sa veste de tweed marron, puis revenir en reboutonnant sa braguette. Son père, à l’allure de gentlemen anglais, qu’il avait toujours vu les mains emplies de livres ce qui, somme toutes, n’était pas si étrange pour un directeur de médiathèque municipale.

La sainte trinité de son père : Joyce, Beckett, Bataille. Le saint lieu de son père : un bureau aux murs recouverts de livres. La sainte femme de son père : Irène la douce et ses mains sans cesse en mouvement. Son père, ce demi-dieu provincial, auprès de qui il savait trouver les réponses les plus précises aux questions qu’il se posait.

Son père qui était l’objet, sans le savoir, d’un culte de la part des employés de la bibliothèque : colères rancies tissées d’admirations moites s’épanouissant dans le tic-tac étouffé du grand bâtiment où venait se cultiver 16 % des 21.000 habitants de la ville.

Son père s’immobilisa à ses côtés et fixa son regard sur les boucles du fleuve autour desquelles était lovée la ville. C’était le moment. Le fils jeta un coup d'œil à son profil en bec d’aigle et, plein de l’émouvante naïveté qui seyait à son âge, dit d’une voix peu assurée :

- En fait, je crois que je sais ce que je veux faire après le Bac.

Son estomac se serra à l’idée de la phrase qu’il allait ensuite prononcer car son père, lorsqu’on s’écartait d'une certaine orthodoxie, prenait un air absent qui laissait son interlocuteur désemparé, particulièrement quand il s’agissait de son fils.

- Tu sais que monsieur Sauvat m’a donné ses livres sur le Moyen Âge ?

- Je sais, fit le père, le regard vague. Notamment cet admirable exemplaire du Roman de la Rose.

- Eh bien, dit le fils d’une voix un peu étranglée, on peut dire que c’est un signe.

Le fils repensa aux heures qu’il avait passées, bambin, dans le bureau de monsieur Sauvat alors que celui-ci travaillait sur ses manuscrits. Le professeur, qui avait l’apparence d’un moine aux mains déformés par l’arthrite – il revoyait son crâne dégarni flottant, comme suspendu par sa couronne de cheveux blancs, au-dessus de sa table d’architecte –, le gardait quand ses parents allaient à Paris. Lors de ces après-midi paisibles, Sauvat qui, quelques éternités auparavant, avait été archéologue, lui donnait des feuilles de calque sur lesquelles Laurent détourait les illustrations d’un livre d’heures du XIVe siècle que le vieil homme abandonnait, confiant, aux doigts malhabiles du garçon. Heures lentes de l’enfance où, dans l’ombre poudrée d’or des enluminures, Laurent construisit ses rêves.

- Je veux être médiéviste.

Le regard du père se fixa sur l’horizon. Le fils tenta de faire de même mais ses yeux ne cessaient de riper sur la réponse qu’il attendait. L’oracle allait parler et le calme qui pétrifiait les atomes de ce terre-plein isolé ne présageait rien de bon.

- Ah, dit le père.

- Oui, dit le fils.

- Peut-être..., commença le père, peut-être vaudrait-il mieux que tu t’assures un boulot solide.

- Ah, fit le fils.

- Oui, reprit le père. Tu ferais mieux de te trouver un travail à la Poste, ou dans une administration. L’époque n’est plus à la rigolade, tu sais.

- Oui, acquiesça le fils en songeant que, certes, l’époque était loin d’être à la rigolade.

- Enfin, dit encore le père, je ne veux pas non plus t’interdire quoi que ce soit mais, franchement, ce type d’études est très difficile. Il faut s’accrocher, avoir un esprit méthodique, clair. Il y a très peu d’élus.

- J’imagine, dit le fils et ses propres mots furent comme un bourdonnement de mouche à ses oreilles.

- Eh oui, dit le père. Tu connais l’état de la recherche en France.

Somme toute, c’était assez simple. Le père avait raison. Il n’était pas fait pour un tel travail. Il n’était pas un bénédictin, le genre d’homme qui finit son existence aveuglé par les encres pâles des incunables. Et puis, le père s’était-il trompé une seule fois depuis que le fils avait jailli sur cette terre gaste ? Avait-il déjà failli dans les conseils qu’il avait toujours généreusement dispensés à son fils ?

Oui, les choses était assez simple pour que le fils, l’épaule à quelques centimètres de celle du père, reçoive le message cinq sur cinq : il n’était pas de taille pour marcher dans ses royales traces. Alors...

Alors, quoi ? Ce que le fils fit de ce saccage préventif ? De cette délimitation à la serpe du pré-carré paternel ? Comme tout adepte d’un culte qui, renié par son idole, doit affronter seul le néant de sa propre liberté, il se bricola un destin suffisamment mince pour passer sans encombre sous l’ombre de son ancien dieu. Il quitta le foyer parental dès qu’il eut de quoi payer un loyer. Il s’arma de lectures, consolida son désespoir avec l’écoute serrée du White Album des Beatles – il eut son chemin de Damas, un éclair qui le ramena définitivement à la surface, sur Dear Prudence - et prit l’ascenseur qui le menait le plus rapidement possible à une étiquette sociale sans histoire pour devenir un de ces informaticiens aux doigts rapides que nombre d’entreprises s’arrachèrent au début des années 90.

Il s'installa à Paris, ne vota pas, moins indifférent à l'habituelle guignolade qu’aux airs d’oracle que se donnaient les quêteurs de voix. Il croisa une certaine Céline Audibert, place de l'Odéon, et, ému par son visage de poupée, batailla un peu pour la rattraper alors qu’elle grimpait dans le bus n° 63 qui menait à la gare de Lyon et décrocha la timbale – un sourire au halo de menthol – à l’arrêt du Jardin d’Acclimatation.

Originaire de la Creuse, cette grande brune au corps de Junon était venue faire ses études de droit à Assas. Elle logeait dans un studio assez monacal non loin du Luxembourg. Elle aimait les films de Sautet, sa seule passion avouée, arborait une frange courte et un air sérieux. Il remarqua vite qu'elle ponctuait ses phrases de « Tu vois ? » qui semblaient quêter l’approbation de son interlocuteur. Elle avait un grain de beauté sur le cou, non loin de la naissance de ses salières, et avait perdu sa mère très jeune dans un accident de voiture. Elle parlait assez peu de son père et s'énervait curieusement quand on l'interrogeait sur lui. Sa grand-mère maternelle semblait avoir occupé une grande place dans son enfance. Ils se revirent deux fois avant de sceller par un baiser l'idée, que oui, ils pourraient faire un bout de chemin ensemble.

Assez vite, il regarda Céline avec la sensation de contempler le roc sur lequel s’appuierait sa vie. Cela tenait entre autre à ce qu’arrivée à trente ans, Céline avait trouvée sa forme pérenne, un genre de beauté qui devait beaucoup à la solidité physique et psychologique de celle qui la possédait.

Comme l'on dit dans les films qu'ils regardaient à l'époque : ils voyagèrent, prirent des train, travaillèrent dans des villes étrangères avant de s'installer à Paris et se marier à la mairie du XIe arrondissement. On ne devait pas être loin de 1998.

Cet automne là, le père mourut d'une embolie pulmonaire et laissa Irène, la mère, un peu désorientée dans la grande villa où ils avaient vécu pendant trente ans. Parmi la cinquantaine de personnes qui s'était déplacée au cimetière pour rendre hommage au défunt, le fils n'en connaissait qu'une demi-dizaine : l'oncle Géraud, ses deux filles, et la famille Massacan qu'il n'avait vu qu'une seule fois dans sa vie à l'occasion d'un baptême. Le maire et l'adjoint à la culture vinrent dire quelques mots. Le premier magistrat, un petit homme replet aux mains virevoltantes, oscilla tout au long de son discours parce qu'il n'avait rien trouvé de mieux que de grimper sur l'étroite margelle d'un caveau à demi ruiné. Mobile et lippue, sa bouche avait émis une série de sons qui fit naître un étrange malaise chez le fils. Bien que dans une autre tonalité, l'adjoint à la culture, un blond très pâle en veste mordorée, produisit un identique chapelet d'incongruités et les quelques mots que prononça un vague cousin, peu avant la fin de la cérémonie, achevèrent de l'étonner. Céline, qui se tenait à son bras, avait semblé, elle aussi, troublée par ces discours car le portrait qu'il lui avait dressé de son père lui semblait loin du panégyrique esquissé au milieu des tombes. Le cercueil mis en terre, on vint lui serrer la main. Il lui semblait qu'on avait célébré la mémoire d'un usurpateur.

Ils demeurèrent quelques jours avec Irène puis regagnèrent Paris. Dans les semaines qui suivirent, il eut le sentiment qu'il attendait quelque chose, un signe qui ne serait pas loin de le délivrer. Rien de semblable ne se produisit. Il sentit confusément que si la mort de son père n'avait pas fait naître de vide en lui c'est bien parce que du vide, le père en avait créé suffisamment entre eux pour que sa disparition ne produise la moindre ride sur la surface du lac mort qu'avait été leur relation. Il s'inquiéta simplement pour sa mère, restée seule dans la grande villa, jusqu'à ce que celle-ci, cornaquée par une copine, adhère à une dynamique association de randonneurs qui lui évita les tourments de l'isolement.

Au début de l'été, il eut une conversation avec Céline. Ils dînaient sur le minuscule balcon de leur appartement. Au-dessus des toits, le ciel semblait débarrassé de toute pollution. Céline, peu cuisinière, avait commandé un repas vietnamien et, autour de leurs bols fumants de Bo Bun, ils avaient parlé, pour la première fois, d'avoir des enfants.

La conversation avait débuté de façon confuse, ce qui est étonnant quand on sait la facilité avec laquelle ils communiquaient. Ils étaient égaux, vivants l'un pour l'autre autant qu'on peut l'être aujourd'hui. Lui ne rechignait jamais à faire les courses ainsi que la vaisselle et Céline l’accompagnait souvent lors de son jogging hebdomadaire au parc des Buttes Chaumont. Ils partageaient une égale passion pour les voyages – ils avaient visité récemment la Birmanie et la Norvège – ainsi que pour les séries policières qu’ils engorgeaient à flux réguliers depuis qu’ils s’étaient abonnés au câble.

À y repenser, ils avaient convenu qu'une influence extérieure avait pesé sur cette conversation. Quelque chose les avait amené à ne pas prononcer les mots qu'ils désiraient, au point de se disputer des positions qu'aucun d'eux pourtant ne souhaitait défendre. Cela avait été étrange, cette force qui s'était emparé de leur esprit. Pourtant, malgré leur frayeur, ils n'avaient guère poussé plus avant l'inspection de cet élan. On le sait, les nouvelles générations n'aiment rien moins que l'introspection. Ils surent d'autant moins ce qui les avait empêchés qu'après un quart d'heure de ces incompréhensions, ils avaient convenu avec soulagement qu'ils ne désiraient pas d'enfants.

 

 

samedi 2 avril 2022

Noces


Les temps que nous vivons, je ne crains pas de le dire, trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l'homme parfaitement éveillé et lucide, exagérément sensible au tragique d'un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette "bataille d'hommes" que dénonçait Rimbaud, nous donnent plus d'une fois la nostalgie de cet âge d'or, par exemple, qu'a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l'homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues.

Julien Gracq, Pourquoi la littérature respire mal.