Les hommes d'aujourd'hui semblent ressentir plus vivement que jamais
le paradoxe de leur condition. Ils se reconnaissent pour la fin suprême à
laquelle doit se subordonner toute action : mais les exigences de
l'action les acculent à se traiter les uns les autres comme des
instruments ou des obstacles : des moyens. Chacun d'entre eux a sur les
lèvres le goût incomparable de sa propre vie, et cependant chacun se
sent plus insignifiant qu'un insecte au sein de l'immense collectivité
dont les limites se confondent avec celles de la terre ; à aucune époque
peut-être ils n'ont manifesté avec plus d'éclat leur grandeur, à aucune
époque cette grandeur n'a été si atrocement bafouée. Malgré tant de
mensonges têtus, à chaque instant, en toute occasion, la vérité se fait
jour : la vérité de la vie et de la mort, de ma solitude et de ma
liaison au monde, de ma liberté et de ma servitude, de l'insignifiance
et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes.
Puisque nous ne réussissons pas à la fuir, essayons donc de regarder en
face la vérité. Essayons d'assumer notre fondamentale ambiguïté. C'est
dans la reconnaissance des conditions authentiques de notre vie qu'il
nous faut puiser la force de vivre et des raisons d'agir.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté