Le Medef veut confiner l’écologie.
Le Canard enchaîné,
mercredi 22 avril 2020.
La modernité s’est
développée à travers l’antagonisme grandissant entre
l’imaginaire de l’autonomie et l’imaginaire de la maîtrise
« rationnelle ». L’imaginaire de l’autonomie motive
le projet d’une société s’autolimitant au travers de la
réflexivité et de l’action délibérée, individuelles et
collectives. La maîtrise « rationnelle » anime
l’élargissement illimité de l’emprise de l’industrialisme sur
l’ensemble de l’existence humaine et non humaine.
Dans ses composantes
collaborant activement à la démesure industrielle, « La
science offre un substitut à la religion » en incarnant
« l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence –
l’illusion de la maîtrise1. »
Est ainsi tenu pour acquis qu’en tendant asymptotiquement vers la
vérité, elle garantit progressivement et universellement aux
humains, grâce à ses applications industrielles systématiques, la
maîtrise technologique de la nature, de même que la maîtrise
technocratique des sociétés et de leur dérive historique.
Le confort
connecté/aliéné se redouble ainsi du sentiment lénifiant produit
par l’assimilation de tout incident et de toute contrariété à un
problème technico-économique dont la résolution, bien que pouvant
être transitoirement problématique, n’en est pas moins assurée.
Plus l’autonomie se détériore, plus les hommes industriels
sombrent dans l’indifférence, la répétition et le somnambulisme,
plus la légitimité des gouvernements technocratiques tient à la
perpétuation de ce sentiment, et plus les gouvernés volontaires
sont prêts à leur reprocher amèrement le moindre écart à
l’accomplissement de cette chimère.
L’expansion illimitée
de l’industrialisme tient donc à l’illimitation d’une
illusion. Rappelons que pour Freud, une illusion est une croyance
pour laquelle « la réalisation d’un désir est prévalente »
et qui, de ce fait, « renonce à tenir compte de la réalité2. »
Pourtant, malgré le
nombre grandissant des « maîtrises » technologiques
partielles, les hommes industriels – gouvernants et gouvernés –
deviennent toujours plus démunis devant l’ensemble des
contre-effets des actions titanesques qu’ils ne cessent d’exercer
sur la nature, sur les Autres et sur eux-mêmes. Quel événement de
rupture brisera le déni ? Quelle catastrophe leur fera
(re)découvrir que le Progrès est comme un
« scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue3 » ?
Que nulle
Providence, divine ou marchande, guide les pas de la condition
humaine, indissociable de la contingence, du merveilleux et du
terrifiant, dans un monde angoissant dont le sens est voué à
demeurer un insondable mystère.
Il est indéniable que
les humains doivent recouvrir ce monde d’une signification
exclusivement humaine, qu’ils ont en permanence à « se
défendre contre l’écrasante supériorité de la nature » (Freud)
et ne peuvent, pour cela, « éviter
de travailler, d’agir sur et de tuer certaines parties de la nature
pour y établir leur foyer4. »
Mais ces invariants peuvent aussi bien galvaniser qu’assoupir
l’exigence d’instituer des rapports sociaux cherchant, dans et
par l’autonomie, à instaurer un commerce avec la nature fait
d’attentions perspicaces, d’intimité et de réserves.
Le
Covid-19 peut
être considéré comme l’avant-garde spectaculaire des
contre-effets dévastateurs de l’expansion industrielle, de ses
technopoles surdimensionnées, énergivores et polluantes, et de leur
dépendance à l’agro-business. En dévoilant la fragilité de
l’industrialisme face à ses propres conséquences, il est
l’annonciateur de l’extension du domaine de l’immaîtrisable
enfanté par l’illusion de la maîtrise. L’élément le plus
déstabilisant, davantage encore que Tchernobyl et Fukushima, d’une
série d’événements de rupture aussi certains qu’imprévisibles.
Car en
forçant les éléments et les rythmes naturels, en allant à rebours
de leurs déploiements spontanés, plutôt qu’en les accompagnant,
les hommes industriels les détruisent et, en les détruisant,
s’anéantissent, de catastrophe en catastrophe.
Seule
la renaissance collective du projet d’autonomie (politique,
culturelle et
matérielle)
peut contrebalancer – mais pour combien de temps ? – le fait
que « la domination acquise sur la nature devenue domination de
l’homme, excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais
à craindre de la nature5. »
Jacques
Luzi, auteur de Au
rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture
occidentale, de Descartes au transhumanisme,
Éditions de la Lenteur, 2019.
1
Cornélius Castoriadis, Le
monde morcelé, Seuil,
Paris, p. 98.
2
Sigmund Freud, L’avenir
d’une illusion, PUF,
Paris, 1971, p. 45.
3
Charles Baudelaire, « De
l’idée moderne de progrès appliquée aux beaux-arts. Exposition
universelle 1855 », Écrits
sur l’art, LGF, Paris,
1999, p. 260.
4 William
Cronon, Nature et récits.
Essais d’histoire environnementale,
Éditions Dehors, Bellevaux, 2016, p. 237.