C’est ainsi que, plongé
dans cette vulgaire existence, je tâche d’empêcher mon cerveau de
se moisir, je donne ainsi carrière à la malignité de la fortune
qui me poursuit ; je suis satisfait qu’elle ait pris ce moyen de me
fouler aux pieds, et je veux voir si elle n’aura pas honte de me
traiter toujours de la sorte. Le soir venu, je retourne chez moi, et
j’entre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces
habits de paysan, couverts de poussière et de boue, je me revêts
d’habits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je
pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité
; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette
nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né.
Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander
compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant
quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes
chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait
m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier.
Nicolas Machiavel, lettre à Francesco Vettori