Un
spectre hante nos âmes déglinguées : la certitude que désormais
la société que nous avons construite, ou laissé construire, nous
est hostile. Avec nos envies de bonheur, nos fatigues, notre peu
d'enthousiasme pour la performance, nous voilà devenu encombrants
pour un système qui ne jure que par le retour sur investissement.
Utilisés, usés, nous voilà réduits au sort de ces bouts de
ferrailles, de ces souches que l'on découvre, ça et là, au détour
d'un bois ou d'une décharge. Il est difficile de ne pas désespérer.
Pourtant,
face à moi, sur la table, se trouve un emballage de Louis de Verdal.
On me l'a offert pour mes trente ans. J'en ai bientôt quarante cinq,
voilà quinze années qu'il m'accompagne. C'est une sphère de bois
et de fonte contournés que l'artiste a placé sur un socle constitué
par un roulement à bille de tracteur. Six sortes de bois en
composent le coeur. Le plaisir visuel est immédiat car la couleur et
les veines jouent un kaléidoscope fabuleux dans le complexe
assemblage des essences. Je me lève pour toucher la sphère comme on
caresserait le ventre d'une femme ou vérifierait la qualité d'un
travail bien mené. Ma paume est accueillie, j'éprouve du bien-être.
Je repense à la forêt, à ses sentiers. Me voilà héritier d'une
paix faite de hêtres et de fougères.
Peu
à peu, à suivre les méandres de sa surface, ce bien-être
s'estompe au profit d'une légère inquiétude, de celle qui nous
permet de rester en alerte. Le talent de Verdal est en train d'opérer
bien au-delà de la sensation car il n'y a pas que le bois, il y a
aussi les larges liens de fonte qui l'enserrent d'une façon qui
évoque aussi bien la prison que l'étreinte amoureuse. À présent,
je vois la terre, une terre magnifique et bouleversée, une planète
que nous mettons tant d'énergie à dévaster. La fonte est là, qui
enlace le bois pour que je n'oublie pas que je fais partie d'une
espèce qui, non seulement détruit ce qui la fait vivre mais réduit
la plus belle part de ce qui la constitue.
Ces
qualités éminentes ne suffisent pas à expliquer pourquoi le
travail de Verdal vole bien au-dessus des créations que l'on propose
à notre admiration. De fait, ses emballages, ses poissons, ses
masques, ses visages génèrent un espoir qui manque à bien des
œuvres contemporaines. Quand Verdal se promène dans les forêts et
les casses en récupérant puis en redonnant vie à ce qui semblait
inutile, il nous envoie un formidable message : ce que l'on croyait
fichu, suranné, brisé, peut ressusciter de beauté et
d'intelligence pour le bien du plus grand nombre.
Cette
conviction, chez Verdal, s'exprime sans longs discours ni théorie
alambiquée mais avec l'évidence du don : voilà, dit-il, voilà ce
que j'ai fait, voilà comment je tente de recoller vos âmes. Car
c'est bien de ça qu'il s'agit pour Verdal : de recoller les
morceaux. C'est difficile, cela demande beaucoup de travail mais
c'est, on l'admettra, une tâche bien nécessaire à notre époque.
Oui,
grâce à Verdal, le passé, le dépassé, l'ancien, le mal foutu, le
peu compatible perdent leurs hardes misérables pour revivre sous les
traits rigolards de ces déracinés
qui nous ressemblent tant et que leurs bras ouverts protègent d'une
chute malgré leur pas mal assuré. Emballages, poissons à clous,
murène boisée... Verdal nous invite à renverser la perspective :
ce que nous croyons être un rebut ne l'est pas et il y a donc fort à
parier que ce que nous portons aujourd'hui au pinacle constitue le
déchet de demain.
Ainsi,
si nous nous pensons dépassés, au rancard, si on nous adjure
d'oublier le passé, de s'en méfier comme on évite de monter dans
un grenier plein de coins d'ombre et de poussière nocives, il nous
faut écouter ce que dit ce visage taillé dans un bois laissé pour
compte, ce que murmure ce poisson à la souplesse de vieux clou,
comprendre ce que chuchotent ces emballages aux allures de terre
gaste : que c'est avec des vieux clous et des idées trouvées
dans les greniers que l'on se bricolera un avenir digne de ce nom.
Dans un temps où l'imagination est amoindrie quotidiennement par un
cocktail d'images, de sons, d'enseignements et de lectures au rabais,
Verdal nous invite à donner une nouvelle forme à ce nous croyons
inutile en nous débarrassant des ordures générées par le culte du
progrès.
Pour
que personne ne doute de la générosité de Verdal, je ne saurais
conclure ce petit texte admiratif sans évoquer une autre de ses
réalisations, et non des moindres : cette merveilleuse table aux
angles émouvants qui résout, par son absence de symétrie, les
problèmes que causent à tout hôte le nombre et la morphologie de
ses invités. Ici, à cette table, chacun trouve une place bien à
lui, suivant qu'il souhaite manger du bout des doigts, boire un verre
ou s'offrir un balthazar de derrière les fagots. Grâce à sa forme,
nulle préséance, nulle présidence ou place d'honneur hormis
l'égalité des amis. Dîner intime ou tablée généreuse, gros
mangeur ou libellule enfantine, Verdal accueille tout le monde à sa
table.