Glané sur le site Douter de tout...pour tenir l'essentiel, ce remarquable point de situation que nous donnons ici in extenso.
Virus, le monde d’aujourd’hui
Jusqu’aux
premiers jours de 2020, quand il entendait parler d’un « virus »,
c’est d’abord à son ordinateur que pensait l’Occidental
(l’Asiatique était sans doute mieux avisé). Bien sûr, personne
n’ignorait le sens médical du mot, mais ces virus-là restaient
loin (Ebola), relativement silencieux malgré les 3 millions de morts
annuels du Sida, voire banals (grippe hivernale, cause de
« seulement » 10 000 morts en France chaque année,
en majorité vieux et atteints de maladies chroniques). Et si la
maladie frappait, la médecine faisait des miracles. Elle avait même
aboli l’espace : de New York, un chirurgien opérait une
patiente à Strasbourg. En ce temps-là, c’étaient plutôt les
machines qui tombaient malades.
Jusqu’aux premiers jours de
2020.
1 / MALADIE DE CIVILISATION
1.1 / On meurt comme on a vécu
Maladie
contagieuse à la vitesse de diffusion très supérieure à celle de
la grippe, le covid-19 provoque peu de cas graves, mais leur gravité
est extrême, surtout chez les personnes à risque (notamment après
65 ans), et il impose l’hospitalisation « lourde » de
malades en danger mortel. D’où aussi la nécessité (très
tardivement réalisée en France) de tester massivement.
Épidémies
et pandémies n’ont pas attendu l’époque contemporaine.
Dans
l’empire romain, la peste aurait fait près de 10 millions de
victimes de 166 à 189. Au lendemain de la première guerre mondiale,
on attribue à la grippe « espagnole » entre 20 et 100
millions de décès (dont entre 150 000 et 250 000 en
France). Au même moment, le typhus, causé par une bactérie, tuait
trois millions de Russes pendant la guerre civile. En 1957-1958, la
grippe « asiatique » est à l’origine de la mort
d’environ 3 à 4 millions de personnes dans le monde (15 000 à
20 000 en France). Celle « de Hong Kong » aurait
causé, à travers le monde, 1 million de morts entre l’été 1968
et le printemps 1970, dont 31 000 en France.
Beaucoup de
chiffres donc, quelquefois très incertains (entre 20 millions et
100, l’écart est énorme), toujours impressionnants, et qui
renvoient parfois à des épisodes oubliés de la mémoire collective
: avant février 2020, qui se souvenait en France des morts de
1968-1970 ? À l’époque, l’État n’avait pas pris de
mesures générales de santé publique, et la presse ignorait ou
minimisait l’épidémie.
Le covid-19 s’accompagne d’un
déluge de statistiques d’autant moins compréhensibles que leurs
critères varient. Tout change selon que l’on relève le nombre de
morts total depuis le début de l’épidémie ou du jour, les
contaminations, la hausse du nombre de contaminations comparée à
une date donnée, le taux de transmission, les hospitalisations ou
les lits occupés en soins intensifs. En France, la multiplication
des tests (peu nombreux dans les premiers mois) élève le chiffre
des contaminations, alors que le nombre de morts quotidien diminue.
Moins un pays teste, moins il recense de cas, ce qui ne signifie pas
moins de malades ni de morts.
Désormais, chacun est censé
connaître la différence entre morbidité, mortalité et létalité.
Encore faut-il distinguer entre taux de létalité apparent et
réel. Seul le second donne le rapport du nombre de morts aux
cas effectivement testés positifs ; le premier se base
uniquement sur l’estimation de ceux qui ont été
infectés.
Si intéressante soit-elle, cette comptabilité,
inévitablement incomplète, donne seulement un aspect de la
pandémie : son ampleur (probablement un million de morts dans
le monde en 2020). Ils ne disent presque rien de ses causes sociales
et leurs effets.
Comme toute maladie grave, le covid-19 peut tuer
des personnes affaiblies, par l’âge, par une autre maladie, et/ou
par un mode de vie fragilisant : mauvaise alimentation,
pollutions atmosphérique et chimique – celle de l’air tuerait
entre 7 et 9 millions de personnes dans le monde, de 48 000 à
67 000 en France -, sédentarité, isolement, vieillesse
hors-travail donc mise hors société – tous facteurs contribuant
au diabète et au cancer… terrain favorable au covid. Sur les
31 000 décès enregistrés en France fin août 2020, au moins
7 500 seraient dûs à une comorbidité (liée dans un
quart des cas à l’hypertension artérielle, et dans un tiers des
cas à une pathologie cardiaque).
Des facteurs divers et non
mesurables se conjuguent pour créer une surmortalité, avec une
dimension de classe : par exemple, les pauvres mangent plus de
junk food, et l’obésité est chez eux plus fréquente. Et
la tuberculose (1,5 million de décès dans le monde en 2014) est
réapparue avec la paupérisation et la surpopulation urbaine. Quand
on est malade, mieux vaut être riche… et en général Blanc.
« Lorsqu’un Blanc a un rhume, un Noir attrape une
pneumonie », dit-on aux États-Unis. Sans oublier, dans le cas
présent, le coût humain du confinement : chômage, angoisse,
dépression, isolement pour le résidant en EHPAD…
La
civilisation capitaliste n’a pas créé le covid-19, mais elle
favorise sa diffusion, par la circulation toujours plus large des
humains et des marchandises, une urbanisation mondiale accélérée
souvent insalubre, et la dégradation des dispositifs de sécurité
sociale dans les pays dits développés. (Nous y reviendrons au §2.)
« Gouverner,
c’est prévoir » : règle que la société capitaliste
n’ignore pas, mais qu’elle applique selon ses logiques propres.
Lorsque prévenir fait obstacle à la concurrence entre entreprises,
à la recherche du coût de production minimal, au profit et aux
intérêts à court terme de la classe dominante, la prévention
passe au second plan. Jamais le principe de précaution ne sera une
priorité dans une société capable au mieux de gérer une crise
sanitaire, certainement pas de la prévenir.
Dans notre monde,
seul le mesurable serait « scientifique » : les
facteurs à la fois sociaux et environnementaux jouant un grand rôle
dans la propagation des maladies étant difficilement quantifiables,
ils échappent aux statistiques.
En tout cas, le mode de vie
occidental ne semble pas être un avantage.
1.2 / Chronologie d’une gestion par expédients
« Il faut commencer par le redire, au risque de choquer aujourd’hui, la pandémie du Covid-19 aurait dû rester ce qu’elle est : une pandémie un peu plus virale et létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. Au lieu de cela, le démantèlement du système de santé européen et nord-américain commencé depuis plus de dix ans a transformé ce virus en catastrophe inédite de l’histoire de l’humanité qui menace l’entièreté de nos systèmes économiques. […] Il eût été relativement facile de juguler la pandémie en pratiquant un dépistage systématique des personnes infectées dès l’apparition des premiers cas, en traçant leurs déplacements et en plaçant en quarantaine ciblée le (tout petit) nombre de personnes concernées. […] La technique des tests de dépistage n’est nullement compliquée, elle requiert seulement de l’organisation et du matériel que nous savons produire. […] Tout en distribuant massivement des masques à toute la population susceptible d’être contaminée afin de ralentir encore davantage les risques de dissémination. » (Gaël Giraud, 24 mars 2020)
Ce
n’est évidemment pas ce que nous vivons.
Pourquoi un
Terrien sur trois s’est-il retrouvé confiné pendant des semaines,
et risque-t-il de l’être encore si les États le jugent à nouveau
nécessaire ?
S’il est vrai que l’internationalisation du
capitalisme le rend vulnérable, cela ne suffit pas à expliquer la
paralysie partielle de l’économie mondiale : car pourquoi
s’est-on arrêté de produire et de faire circuler ? Pourquoi
la lutte contre la contagion a-t-elle pris la forme d’un
enfermement des populations, avec fermeture forcée d’une partie
des entreprises ?
Premier temps : Avertissement
« Début 2018, lors d’une réunion à l’Organisation Mondiale de la Santé […] un groupe d’experts […] invente le terme de ‘maladie x’. Ils ont prédit que la prochaine pandémie serait causée par un nouvel agent pathogène inconnu qui n’était pas encore rentré en contact avec la population humaine. La maladie x proviendrait probablement d’un virus d’origine animale et émergerait quelque part sur la planète où le développement économique favorise l’interaction entre humains et animaux. La maladie x serait probablement confondue avec d’autres maladies au début de l’épidémie et se propagerait rapidement et silencieusement […] exploitant les réseaux de voyage et de commerce […] La maladie x aurait un taux de mortalité plus élevé qu’une grippe saisonnière » (Michael Roberts, 15 mars 2020)
Deuxième temps : Déni
Moins de deux ans plus tard, quand est venu ce qui avait tous les traits de cette maladie x, les États ont commencé par minimiser ou nier le problème.
« Lorsque, le 31 décembre 2019, les autorités taïwanaises avertissent l’OMS des dangers du virus qui se transmet très facilement, la direction de l’OMS conteste la gravité de la situation et se fait le porte-parole de Chine. Le 14 janvier […] l’OMS nie le fait que le virus soit contagieux entre les hommes. La pandémie, qui en a résulté, est donc restée longtemps invisible dans les différents pays touchés, d’Asie comme d’Europe, qui l’ont généralement détectée avec plusieurs semaines de retard. Le 30 janvier, le directeur de l’OMS […] se déplace en Chine où il affirme que la situation est sous contrôle et félicite les autorités chinoises […]. Il déconseille aussi toute restriction concernant les déplacements et les voyages alors que Taïwan est déjà fermé sous contrôle depuis un mois. » (Jean-Paul Sardon, 28 avril 2020)
Privilégiant
les intérêts économiques, les États n’ont pas pris de mesures
de protection, par exemple en instaurant des contrôles sanitaires
aux points d’entrée sur leur territoire.
En France, le dimanche
14 mars 2020, le bon citoyen était appelé à sortir pour voter aux
élections municipales.
Troisième temps : La gestion sanitaire a priorité sur l’économie
Face
à l’ampleur de l’épidémie, les gouvernants ne pouvaient
s’abstenir de réagir, mais seulement selon les logiques et avec
les moyens qui sont les leurs. Dans un pays comme la France,
l’événement révèle à quel point la pseudo-abondance masque une
réelle pénurie : la « septième puissance
économique mondiale » manque d’infirmiers, de lits
d’hôpitaux, de tests, de moyens de protection… En mars 2020, le
confinement généralisé – entraînant l’arrêt partiel des
productions et des échanges – s’est avéré le seul moyen
disponible pour limiter temporairement une maladie dont on
connaissait mal la dangerosité.
En France, le mardi 16 mars, le
bon citoyen était contraint de rester chez lui, sous peine de
sanction.
Quatrième temps : Retour au business – presque – as usual
Au bout d’environ deux mois, la pandémie, loin d’être terminée, et même plus meurtrière dans certains pays, semblait gérable sans que les sociétés en soient déstabilisées. De plus, on constatait que la très grande majorité des morts avaient passé l’âge d’aller en entreprise (en France, entre le 1er mars et le 28 août, 90 % des décédés dépassaient 65 ans), et que pour les travailleurs, la probabilité de mourir du covid était faible : il était donc urgent de les renvoyer à l’atelier ou au bureau – en leur promettant bien sûr les protections adéquates. Tout en allégeant restrictions et interdictions dans la vie quotidienne (quoiqu’en les aggravant parfois dans d’autres pays).
1.3 / « Hé bien ! La guerre. » (la marquise de Merteuil, Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782)
Gouvernements
et institutions se proclament en guerre contre un « ennemi
invisible ». Prenons-les au mot.
Qu’un pays gagne ou perde
une guerre, pour ses classes dirigeantes, son coût n’est pas
négligeable, et s’avère souvent exorbitant : elles peuvent y
laisser tout ou partie de leur richesse ou de leur pouvoir. Mais la
rationalité d’un conflit ne se comprend ni ne se mesure en livres
sterling ou en dollars. Un État ne part pas en guerre pour gagner de
l’argent, et ce qui le détermine n’est pas une logique
d’entreprise : il résulte de forces et de (dés)équilibres
sociaux et politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur du
pays. La décision prise sera finalement conforme à l’intérêt
des classes dominantes tel qu’elles le conçoivent. Les
élites dirigeantes des quatre empires (allemand, autrichien, russe
et ottoman) disparus après 1918 s’étaient lancées en 1914 dans
une guerre dont elles espéraient sortir renforcées. A un degré
bien moindre, les envahisseurs de l’Irak en 2003 n’avaient pas
prévu l’État islamique.
Les
gouvernants connaissent depuis des décennies les causes et les
effets d’un réchauffement climatique contre lequel ils n’apportent
que des palliatifs. Pourquoi agiraient-ils autrement devant une
pandémie ? Incapables de prendre des précautions pour les
personnes âgées souffrant déjà d’affections graves, de tester
massivement, de placer en quatorzaine ou en quarantaine tout sujet
infecté, et d’hospitaliser dans de bonnes conditions les cas
extrêmes, il leur restait une solution pour eux la moins mauvaise et
la plus facile : instaurer une sorte de « blocage
social ».
Face à une crise dont elles ne peuvent ni veulent
traiter les causes (elles en font partie), les classes dominantes
l’administrent sans cesser de faire le maximum pour garder leur
pouvoir. Les réponses ont varié à l’extrême, de l’Allemagne
au Brésil, avec des sanctions pouvant aller de six mois de prison en
France à sept ans en Russie. Mais dans tous les cas, gestion de
l’épidémie et contrôle de la population sont une seule
et même chose: en France, la forêt était interdite pendant le
confinement, parce que ses vastes espaces, quoique favorisant la
« distanciation physique », rendent la surveillance plus
difficile. Le prix à payer par les classes dominantes (risque de
discrédit politique, perte de production donc de profit) n’était
pas mince, mais secondaire comparé à l’impératif du maintien de
l’ordre, social, politique et sanitaire tout à la fois.
Et même
la Corée du Sud et Taïwan, bien qu’ayant massivement pratiqué
des tests et distribué des masques, limitant ainsi le confinement
aux cas avérés, ont dû ralentir leurs économies fortement
exportatrices, dès lors que le reste du monde se fermait. De même
l’Allemagne, malgré un confinement très différent de celui par
exemple de la France, a été forcée de limiter ses activités
commerçantes.
Résultat, une fuite en avant finalement très
rationnelle : un très grand nombre de pays se sont injecté une
dose (forte mais provisoire, espère-t-on) de repos forcé avant de
repartir en bonne santé et de plus belle.
Mais dans le roman de
Laclos, la belliqueuse marquise finit assez mal.
2 / CHACUN SELON SON CAPITALISME
S’il
est vrai que le gouvernement français traite sa population comme des
enfants, et le gouvernement allemand comme des adultes, on est frappé
par l’opposition entre le caractère très préventif du système
de santé outre-Rhin, comparé à une France qui n’a pu être que
réactive.
Sous des gouvernements de droite comme de gauche, entre
1993 et 2018, la France a supprimé 100 000 lits
d’hôpitaux, et elle n’avait, au début de la crise, que la
capacité de tester 3 000 personnes par jour.
L’Allemagne,
elle, pouvait en tester 50 000. Ce pays est loin d’être un paradis
du Welfare State : le travail précaire y est
institutionnalisé, le taux de pauvreté approche celui du Royaume
Uni, et là-bas aussi l’hôpital subit des contraintes de
rentabilité. Mais l’Allemagne bénéficie du capitalisme le plus
solide de l’Union Européenne, appuyé sur sa puissance
exportatrice, qui lui assure une meilleure reproduction de la société
– et de la force de travail – et permet d’éviter de trop
rogner sur les budgets sociaux, en particulier les dépenses de
santé.
La France n’ayant pas ces atouts (l’industrie y compte
pour 15 % du PIB, contre 25 % en Allemagne), elle disposait
au début de la crise de 7 000 lits de soins intensifs (portés
ensuite à 10 000), contre 25 000 en Allemagne. Le
« management » d’entreprise fait fonctionner l’hôpital
à flux tendus : comme dans une usine textile ou un supermarché,
ne garder à chaque moment que le strict nécessaire (un lit inoccupé
24 heures, c’est de l’argent perdu), avoir un volant de chômeurs
disponibles et, si besoin, embaucher du personnel en intérim, sous
contrat et sans « statut ». En septembre 2019, quelques
mois avant la crise, on instaurait des bed managers chargés
de « lisser les flux d’entrée et de sortie des
patients dans les différents services ». Il en résulte
une médecine de pointe parfois moins capable de faire face à une
épidémie qu’un pays pauvre d’Afrique.
Puisqu’on a raté le
dépistage, et que manquent les moyens humains et matériels,
confinement et couvre-feu tiennent lieu de protection. Il n’était
donc pas absurde que l’État adopte une rhétorique guerrière et
tente de susciter une union sacrée après avoir été longuement
secoué l’année précédente par la grave crise sociale des Gilets
Jaunes. Au « conseil de défense » contre le terrorisme,
s’ajoutent des « conseil de défense covid »,
« conseil écologique »… A la manière dont la défense
civile organisée par l’État sauve des vies lors d’un
bombardement dû à la guerre déclenchée par ce même État.
Si
la Corée du Sud et Taïwan ont agi tout autrement, c’est
certainement parce qu’ils ont subi de graves épidémies récentes,
mais aussi parce qu’ils n’ont pas cherché systématiquement le
« moins d’État possible » : pas de société
capitaliste stable sans service public efficace. En 2017, le nombre
de lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants était en Corée du
Sud de 12,27, (3,18 en Italie). Les dépenses d’éducation et
de santé ne sont pas seulement un coût, mais un investissement
nécessaire à l’ensemble du capital, sinon celui-ci assure mal la
reproduction de l’ensemble de la société dont il dépend.
Alors,
« à force d’épargner sur le système de santé, un virus
un peu plus agressif et mortel que la grippe habituelle suffit pour
faire perdre dix points de PIB. […] L’intégration entre
l’État et l’entreprise privée […] est devenue trop
forte, même du point de vue, purement capitaliste, de leur
fonctionnement optimal [et] limite considérablement
l’efficacité et la réactivité de l’action étatique » (Il
Lato Cattivo).
Incapables de traiter les causes d’une crise
qu’ils contribué à créer, les gouvernants se retrouvent amenés
à faire peur tout en rassurant, et le discours alarmiste consolide
le contrôle sur la population, relayé par diverses forces : le
pouvoir central, la « communauté scientifique » (dont
l’affaire Raoult a au moins le mérite de montrer les enjeux de
pouvoir et les incohérences), ainsi que les médias, caisse de
résonance de la société.
3 / « JE SUIS FORCÉ D’ADMETTRE QUE TOUT CONTINUE »…
…écrivait Hegel il y a deux cents ans.
3.1 / Préserver le statu quo
Le
capitalisme n’est pas fait d’objets, d’êtres humains, de
machines, de centres commerciaux et de cartes de crédit. Il est le
rapport social qui anime le docker, la vendeuse, le cargo, la
boutique, le derrick, la machine-outil et le distributeur de billets,
avec un dynamisme jamais atteint par les systèmes sociaux
antérieurs. À elle seule, l’immobilisation temporaire d’une
partie des activités productives les interrompt sans abattre ce qui
les mettait – et bientôt les remet – en mouvement.
Même
partiellement suspendu, le rapport de production capitaliste ne cesse
de fonctionner. L’échange marchand demeure, malgré, à la base,
une solidarité où on ne « compte » pas son argent
et son temps. Pour certains secteurs, le profit doit et peut passer
partiellement au second plan, mais ne s’efface pas. Des entreprises
s’endettent ou font faillite, d’autres naissent (services en
ligne), ou prospèrent (Amazon…). La plupart perdent de l’argent
et s’adaptent.
Alors que la crise bancaire et financière de
2008 avait arrêté une partie de la production, immobilisant
des groupes de cargos dans les estuaires de grands fleuves, cette
fois, c’est directement l’économie dite réelle qui est frappée.
Pour
autant, dire que la crise dévoilerait la réalité, car elle
prouverait en quoi la société ne fonctionne que grâce à
l’infirmière, à l’éboueur, au livreur, au garagiste…, c’est
affirmer une demi-vérité.
Contre le mythe d’une économie de
la connaissance, ce sont bien les banals travailleurs productifs qui
ont fait tourner la société pendant le confinement : la crise
confirme la centralité du travail… mais du travail salarié.
Dans la société existante, éboueur et infirmière dépendent de
l’argent comme le trader. Loin de dévoiler sa faillite, la crise
actuelle révèle la résilience d’un système social qui sait
encore se rendre indispensable. L’argent reste la médiation
nécessaire à nos vies : celui qui a perdu son travail n’a
plus rien que ses économies, l’aide familiale ou les secours
publics – tout cela exprimé en argent. Même la débrouille et
l’entraide n’y échappent pas : ceux qui ont fabriqué des
masques pour leurs voisins devaient parfois acheter du tissu ou, plus
fréquemment, de très précieux élastiques. Et c’est par des
prêts aux entreprises, et dans une faible mesure aux particuliers,
que les États interviennent.
Mais, « Ce qui est frappant
dans ces énormes programmes de sauvetage, c’est qu’ils dépensent
des sommes sans précédent […] essentiellement pour
préserver le statu quo – du moins dans un premier temps. »
(« Accouchement difficile – Chronique d’une crise en
devenir »)
Ce qui se déroule et va s’accentuer, c’est
un libre-échange modéré par un menu retour de l’État : on
donnera moins d’argent public au secteur privé sans contrepartie;
et pour quelques productions jugées stratégiques, une
relocalisation très limitée, sans que cessent chaînes de valeur
internationales et flux tendus.
3.2 / Trois semaines de gagné pour la planète
Début
2020, nous préparions un texte sur l’écologie, qui paraîtra
prochainement sur ce blog. Disons en tout cas ici qu’aucune des
causes du réchauffement climatique ne sortira diminuée du
traitement d’une crise sanitaire qui est un élément de la crise
environnementale. À la différence de la « grippe espagnole »,
par ailleurs plus meurtrière, la pandémie actuelle exprime la
contradiction entre le mode de production capitaliste et ses
indispensables bases naturelles. Pollution, détérioration de la
biodiversité, déforestation… persisteront, et par exemple
l’élevage industriel continuera à favoriser l’émergence de
nouveaux virus et maladies face auxquels nous serons
vulnérables.
Certes, en 2020, le ralentissement économique dû à
la pandémie aura reculé de trois semaines le « jour du
dépassement », date à laquelle l’humanité consomme toutes
les ressources que les écosystèmes peuvent produire en une année.
Mais on aurait tort d’espérer que cette décélération de la
production se prolonge et favorise demain une « planification »
ou une « bifurcation » écologique. Les enfants vont
simplement manger davantage bio à la cantine, et leurs parents
acheter plus de légumes locaux à Carrefour,
habiter
un éco-quartier, conduire une voiture électrique dans une
ville « zéro carbone » sur un territoire « à
énergie positive pour la croissance verte ».
On ne
ralentira pas l’urbanisation du monde, on la verdira. Londres,
métropole « mondialisée » typique ayant accaparé
un tiers des créations d’emplois en Angleterre entre 2008 et 2019,
végétalisera ses immeubles, interdira les véhicules à essence,
introduira bus et tramways électriques, accroîtra sa « ceinture
verte », et multipliera les potagers des citadins. Pendant ce
temps, l’alimentation du Londonien ne proviendra pas de la région
ni même du pays, mais du monde entier : si aujourd’hui en
Grande Bretagne, un hectare de terre est cent fois plus rentable
lorsqu’il est utilisé pour la construction que pour l’agriculture,
seul un profond bouleversement social pourrait mettre fin à la loi
du rendement.
Il faut être naïf pour se choquer de ce que les
gouvernants veulent surtout financer (largement) les entreprises
(aéronautique et automobile, en particulier) et aider (mais pour peu
de temps) les salariés en chômage partiel. Concurrence et profit
obligent, il est normal de subventionner des productions malgré
leur effet négatif sur l’environnement. En un mot, réduire des
conséquences tout en alimentant leurs causes. On économise de
l’énergie ici pour en utiliser davantage là. En France, déjà,
le tout-nucléaire était un tout-électrique : c’est bien la
voie qui est prise, par un « mix » mêlant des doses
toujours élevées de fossiles à une proportion croissante de
renouvelables… sans renoncer au nucléaire. Nous utiliserons moins
d’emballages plastiques, ce qui n’empêchera pas la croissance de
la production globale de plastique. Etc.
Et cela dans l’illusion
d’un capitalisme allégé, donc moins polluant, puisque
numérique. Mais, dans la réalité, le virtuel pèse lourd :
matières premières, combustible, fabrication, transport,
entretien…
« La
consommation énergétique mondiale croît toujours (+ 2,3 %
en 2018), et elle découle encore à plus de 80 % des
énergies fossiles. La quantité d’énergie nécessaire pour
produire de l’énergie croît également, à mesure que sont
exploités des gisements de plus faible qualité ou des hydrocarbures
dits ‘non conventionnels’, comme les sables bitumineux. […]
le « taux
de retour énergétique » ne cesse de décliner.
[…]
Le
simple visionnage en ligne de vidéos, qui sont stockées au sein de
gigantesques infrastructures matérielles, aurait engendré en 2018
autant de gaz à effet de serre qu’un pays comme l’Espagne.
[…]
Un
projet standard d’apprentissage automatique émet aujourd’hui,
pendant l’ensemble de son cycle de développement, environ
284 tonnes d’équivalent CO2,
soit cinq fois les émissions d’une voiture de sa fabrication
jusqu’à la casse.
[…]
Les
géants de la technologie n’ont guère intérêt à mettre au point
des méthodes plus sobres. Ils n’ont pas davantage intérêt à ce
que leurs utilisateurs adoptent des comportements écologiques. Leur
prospérité future nécessite que chacun s’habitue à allumer la
lumière en parlant à une enceinte connectée, plutôt qu’en
appuyant sur un bête interrupteur. Or le coût écologique de ces
deux opérations est loin d’être équivalent. La première
nécessite un appareil électronique sophistiqué muni d’un
assistant vocal dont le développement a consommé énormément de
matières premières, d’énergie et de travail. Prôner
simultanément ‘l’Internet des objets’ et la lutte contre la
crise climatique est un non-sens : l’augmentation du nombre
d’objets connectés accélère tout simplement la destruction de
l’environnement. Et les réseaux 5G devraient doubler ou
tripler la consommation énergétique des opérateurs de téléphonie
mobile dans les cinq prochaines années. »
(Sébastien Broca, « Le numérique carbure au charbon »)
Des
milliards d’objets « communicants » s’apprêtent à
faire irruption dans nos vies. Le « train
du progrès » reprend sa course un moment suspendue. Le
réchauffement climatique prépare de nouvelles pandémies
tropicales. Il y aura d’autres coronavirus.
Mais
rassurons-nous : Google nous annonce que « des
chercheurs utilisent l’Intelligence Artificielle pour réduire la
pollution de l’air en Ouganda. »
3.3 / Accélération
Quoique
le monde ait provisoirement ralenti, ses tendances de fond sont
fortifiées par la crise, comme en d’autres circonstances par la
guerre.
Aux statistiques journalières des contaminés et décédés,
les médias ajoutent celles des pertes de production, et prédisent
un effondrement financier. Possible. Mais, aux États-Unis, entre
1929 et 1932, les actions en Bourse avaient perdu 90 % de leur
valeur, et la production industrielle chuté de 52 % entre 1929
et 1933 : cette année-là, on comptait dans ce pays 25 %
de chômeurs et 2 millions de sans-abri. Le capitalisme n’en a pas
moins continué.
À elle seule et à moins d’éliminer la
quasi-totalité de la population mondiale, aucune gigantesque et
dévastatrice épidémie ne mettra fin au capitalisme. Elle
bouleversera les équilibres, rebattra les cartes politiques,
géopolitiques et sociales dans les sens les plus inattendus et
opposés. La crise de 1929 avait abouti à la fois au New Deal,
au nazisme et aux fronts populaires, l’URSS se renforçant de son
côté, la Suède amenant au pouvoir pour des décennies une
social-démocratie réformatrice.
« La reproduction des
rapports sociaux capitalistes exige parfois d’énormes sacrifices
dans leurs supports matériels (choses et personnes) […] pour
la même raison, ces rapports ne se laissent ni modifier à dessein
ni défaire par un automatisme de l’histoire (un ‘effondrement’
par exemple). » (Il Lato Cattivo)
Moins quelques
correctifs, le règne du flux tendu et du « zéro stock »
se poursuit. La pharmacie vendra certains médicaments issus d’usines
usines lyonnaises ou madrilènes, mais l’Européen achètera
toujours un smartphone venu d’Asie dans un navire chargé de 2 000
conteneurs, puis acheminé dans un poids-lourd ou une camionnette
UPS. Ce n’est pas demain que l’ordinateur utilisé à
Mers-les-Bains sortira d’usines allemandes ou hollandaises comme
celles d’où provenait autrefois l’équipement radio et télé
grand public vendu par Grundig ou Philips.
On peut prévoir
un retour très partiel à ce qu’on appelle l’État
social. Les bourgeois sont allés trop loin dans les coupes
budgétaires, la privatisation, la rationalisation de services
publics amenés à fonctionner comme des entreprises, le tout-marché
et le moins-d’État-possible. Le capitalisme suppose un espace
non-capitaliste, et un État fonctionnant sur d’autres logiques que
purement marchandes.
Cela n’entame pas la domination bourgeoise,
en particulier de ses secteurs financiers et bancaires. Le
coronavirus n’arrêtera pas la marche vers la baisse des retraites,
la précarisation, l’individualisation du marché du travail et la
régression des protections sociales.
3.4 / Y aura-t’il une vie sans Internet ?
Ce
que le coronovirus a inauguré, c’est l’apprentissage à grande
échelle de la télé-existence. Rester chez soi de gré et de force
a montré l’impossibilité d’une vie « normale »
aujourd’hui sans le numérique. Internet a été autant un des
moyens pour les États d’imposer le confinement, que pour les
populations de le supporter.
Accès aux services publics,
enseignement, relations familiales et amicales, sexualité (sites de
rencontre et pornographie), loisirs, achats, travail (quoiqu’à un
degré moindre qu’on le dit), activité politique même… grâce
au confinement, l’évolution vers le tout-numérique a fait un bond
en avant. Communication par smartphone et omniprésence des écrans :
la société des individus les socialise à distance.
Depuis une
trentaine d’années, l’ordinateur est devenu indispensable à la
circulation du capital et des marchandises – à commencer par la
force de travail. Le capitalisme ayant colonisé la vie quotidienne,
il installe aussi le numérique dans la chambre, dans la voiture,
dans le frigo, et se prépare à l’implanter à l’intérieur du
corps. Ce qui était présenté comme simplement « plus
pratique et rapide » s’impose maintenant comme nécessaire,
avant d’être obligatoire. L’être humain vit désormais « en
ligne ». Il disposera peut-être bientôt d’un assistant
virtuel capable de relier toutes ses données personnelles, de faire
ses achats à sa place, de surveiller sa santé en lui rappelant de
prendre ses médicaments, de gérer son agenda, de joindre une
personne à laquelle il n’a pas parlé depuis un moment, et donc de
connaître mieux que lui ses besoins.
Le digital detox ne
connaîtra pas la mode du slow food.
En moins de quinze
ans, l’ordiphone, comme disent les Québécois, est devenu une
prothèse vitale pour au moins 3 milliards d’humains, et il s’en
est vendu 1,5 milliard en 2019. Pour la première fois, un outil de
travail est également l’objet indispensable à la vie
affective, familiale, intellectuelle, etc., et aussi un instrument
privilégié du contrôle social et politique – donc policier. Et
toujours au nom du bien-être collectif : un lieu surveillé par
des caméras est dit « sous vidéo-protection ». Mot
magique, la « sécurité » s’impose face au délinquant
comme face au terroriste et au virus, et la crise sanitaire montre
jusqu’où l’État obtient notre soumission au nom de la santé.
S’ajoutant à la reconnaissance faciale (en ce domaine, la Chine
est l’avenir du monde), la radio-identification est appelée à un
bel avenir. Aujourd’hui plutôt réservée à l’animal de
compagnie, la puce sous-cutanée sera implantée chez les humains,
qui porteront sur eux leur dossier médical, leur casier judiciaire,
etc., et, mis à part quelques récalcitrants, les citoyens modernes
adopteront ce système comme ils se sont faits au passeport
biométrique ou à la déclaration de revenu dématérialisée.
Sans
pour autant s’en réjouir, il n’y a pas à s’en étonner. Pour
que l’internaute puisse « en quelques clics » se
renseigner sur la météo de Vilnius ou le vrai nom de celui qui
signait « Baron Corvo », il a fallu réunir et mettre
constamment à jour des millions de données, auxquelles cette
recherche elle aussi ajoutera ses traces. On ne peut tout savoir sur
tout sans soi-même faire partie de ce tout, et être à chaque
instant « tracé ».
4 / BILAN & PERSPECTIVES
4.1 / Distanciation
Dans
Years and Years, série diffusée au printemps 2019,
l’Angleterre de 2029 est dirigée par un gouvernement autoritaire
(et même criminel) qui, au milieu d’une épidémie transmise par
les singes, boucle les quartiers « sensibles » derrière
des barrières contrôlées par la police, et en interdit d’accès
la nuit.
Un an après la sortie du film, pour trois milliards de
personnes, cette politique-fiction devenait réalité :
limitation des déplacements, couvre-feu, omniprésence policière.
Mais cette expérience « bio-politique » à l’échelle
mondiale (et globalement réussie) a manifesté visiblement ce qui
existait déjà essentiellement : EPHAD exceptées, le
confinement ne nous a pas plus mis à « distance sociale »
les uns des autres qu’avant. Ni moins. Assignés à résidence,
nous avons perdu le contrôle sur nos vies : mais lequel
avions-nous en février 2020 ? La liberté d’aller travailler, pour
peu qu’on nous embauche, et celle d’être bouddhiste ou marxiste,
tant que ces convictions restent des opinions sans prise sur les
fondements de la société. Un communiste des années 1840 disait des
prolétaires qu’ils dépendaient de causes en dehors d’eux.
En 2020, l’acceptation massive d’une atomisation forcée a
manifesté la désunion qui est le lot quotidien des prolétaires,
d’autant plus à une époque de division des luttes et d’identités
séparées.
Une épidémie et son traitement étatique ne nous
écrasent pas plus que par exemple la déclaration de guerre en août
14 qui paralysa quasiment alors tout le mouvement ouvrier et
socialiste.
Au XXIe siècle, contrairement aux années
1840, la très grande majorité de l’humanité n’a d’autre
moyen pour vivre que de se salarier – si c’est possible et aux
conditions imposées.
Mais ce sort commun n’est pas suffisant
pour rassembler et unifier : il faut qu’auparavant les luttes
sociales aient commencé à viser une cible commune. Or, s’il y a
beaucoup de luttes, sans doute plus qu’on l’imagine, et d’une
variété plus large qu’autrefois – conflits du travail, « du
genre », écologiques… –, et même si parfois ces luttes
sont victorieuses, elles restent fragmentées, incapables d’aller
au cœur du problème. Pandémie, arrêt d’une partie de l’économie
et confinement ont interrompu des luttes, et en ont aussi provoqué
d’autres. Mais simultanéité n’est pas synchronisation,
juxtaposition n’est pas confluence, ni jonction n’est synonyme de
dépassement. Jusqu’ici, les résistances et les rejets se
rejoignent au mieux dans l’exigence de réformes.
La lutte pour
le salaire et les conditions de travail touche au rapport
salaire/profit, mais ne s’en prend pas automatiquement (et en fait,
rarement) au salariat lui-même. De même, refuser de risquer sa
santé pour un patron, revendiquer des mesures de protection, ou même
exiger d’être payé sans venir travailler tant que le danger
persiste, ne suffit pas à remettre en cause la coexistence du
bourgeois et du prolétaire. De critique du travail, il y a très
peu, et encore moins de critique de l’État en tant qu’État,
écrivaient les auteurs de « Quoi qu’il en coûte. L’État,
le virus et nous », en avril 2020 : le constat demeure
valable.
On peut imaginer un renversement vers la fin de la
pandémie, toutes les critiques séparées convergeant pour attaquer
la structure fondamentale, celle qui ne crée pas les autres
oppressions, mais qui les entretient et reproduit : le rapport
capital/travail, bourgeoisie/prolétariat. Les diverses luttes
« précipiteraient », comme on dit en chimie quand des
éléments hétérogènes jusque-là dispersés se cristallisent en
un bloc. La résistance passerait au stade de l’assaut contre les
bases de cette société. Les élites dirigeantes seraient d’autant
mieux rejetées que leur gestion de la crise les a discréditées et
dressé contre elles de larges couches de la population. Profitant de
l’arrêt d’une partie des productions, les prolétaires
tenteraient de transformer la société, s’insurgeant contre les
forces de l’État, attaquant la domination bourgeoise, rompant avec
la productivité et l’échange marchand, triant le nuisible de
l’utile, entamant une dés-accumulation (décroissance), etc.
Ce
n’est pas impossible, mais rien aujourd’hui n’indique que les
luttes multiformes prennent cette direction. Les signes visibles
montrent plutôt la survivance des divisions catégorielles,
identitaires, locales, nationales, religieuses, et parfois
l’émergence de nouvelles séparations.
Et il n’y a pas de
recette pour y remédier.
4.2 / Hypothèse
Le
virus et son traitement ne changent rien au fond : ils révèlent
et accentuent des évolutions. Un événement historique, même de la
taille de la pandémie actuelle, ne renverse pas à lui seul le cours
de l’histoire. Le covid suspend bien des choses, il n’interrompt
ni le capitalisme, ni sa domination, il n’est pas même sûr qu’il
modifie ses formes actuelles comme l’ont fait autrefois la Guerre
14-18 ou la crise de 1929.
Nous ne vivons ni la fin du monde ni la
fin d’un monde. La pandémie renforce l’ordre existant :
comme d’habitude, en tant que classe, les bourgeois font preuve
d’assez bonnes défenses immunitaires.
Le capitalisme n’a de
(vraie) fragilité que ce sur quoi il repose : le prolétaire.
Plus que tout autre système, ce mode de production se nourrit de
crises surmontées, même graves, parce qu’il est étonnement
impersonnel et plastique, et se contente de son essentiel: la
relation capital/travail, l’entreprise, la concurrence… Le
rapport social capitaliste est à la fois « porteur de
son propre dépassement ou de sa reproduction à un niveau
supérieur » : de tous les rapports « d’exploitation
entre classes antagonistes » ayant existé historiquement,
il « est le plus contradictoire et donc le plus
dynamique. » (Il Lato Cattivo, « Covid-19 et
au-delà », mars 2020)
Nous proposerons une « loi
historique » (qui comme toute loi admettrait ses
exceptions) :
En l’absence d’un mouvement social
préexistant déjà radical (c’est-à-dire tendant à s’en
prendre aux fondements de la société), une catastrophe ne peut
favoriser que le déclenchement de contestations partielles, à
l’intensité variable, et obliger l’ordre établi à évoluer,
donc à se renforcer.
Du coronavirus, tout le monde sort confirmé.
La femme de gauche en conclut qu’il faut de vrais services publics,
le néo-libéral que l’État fait la preuve de son incompétence,
l’électeur d’extrême-droite qu’il faut fermer les frontières,
l’écolo des petits pas qu’il faut les multiplier, l’écologiste
de gouvernement qu’il faut rallier toute force politique
susceptible d’œuvrer pour le climat, le trans-humaniste qu’il
est temps d’aller vers une humanité augmentée, la chercheuse que
la recherche a besoin de crédits, l’activiste qu’il est urgent
d’impulser les luttes, le résigné que tout nous échappe, le
collapsologue qu’il faut s’habituer au pire… Et le prolétaire ?
De quoi sort-il confirmé? En tout cas, il pense et pensera ce que
ses actes et ses luttes l’amèneront à comprendre.
On ne se
pose que les questions (théoriques) pour lesquelles on a déjà
commencé à produire des réponses (pratiques).