On marchait sans savoir où cela nous mènerait. Le voyage valait
autant que son but : quitter un endroit pour en rejoindre un
autre ; un endroit que l'on avait, d'ailleurs, le plus grand mal à
distinguer de l'horizon. Et encore, le mot d'horizon était bien
précis pour décrire la mélasse dans laquelle nous avancions
parfois.
Pour ma part, j'avais abandonné les cartes pour ne me fier qu'aux
récits de voyageurs. Même s'ils décrivaient un paysage disparu,
ils me livraient son âme et, par là-même, la possibilité de
suivre mon propre chemin. Nul compagnon de voyage avec moi, à peine
quelques relais, ça et là, où une hôtesse plus ou moins bien
disposée me tendait une tasse pour étancher ma soif.
J'ai vieilli sur ces sentiers en glanant le peu de sagesse que
m'offraient les rencontres, silhouettes qui éboulaient les cailloux
quand elle s'éloignaient. Aujourd'hui, je marche toujours – que
faire d'autre ? – même si je suis plus sensible aux
déclivités du terrain. Les arbres sont devenus des présences et je
m'arrête de plus en plus souvent près des lacs pour capter les
échos de ceux qui s'y sont baignés.
Je ne suis plus capable de mesurer le chemin parcouru. Aux
grincements de mes genoux, à mon dos douloureux, je devine que je
suis loin de la cabane que j'ai quitté dans ma jeunesse. Les
voyageurs que je croise – nous prenons un thé pour échanger des
nouvelles de la route – ne peuvent m'en dire plus. Eux-mêmes,
lorsque je regarde leur visage à la lueur du feu, me semblent un peu
hagards. Sans doute faut-il y voir l'effet de la fatigue et de la
poussière qui nous fait comme un masque à la fin de la journée.
Les femmes que j'ai croisé ne songeaient guère à s'attarder. La
plupart du temps, nous cachions nos affaires derrière un rocher
avant d'aller nous allonger sous un buisson. Je garde le souvenir de
peaux poivrées, de morsures, de quelques mots échangés dans la
timidité de l'aube. Une ou deux avaient un regard de louve. Je ne
les ai jamais revues.
L'orage me surprenait rarement. Je veillais à surveiller le ciel
car, ici, il n'y a rien de plus pernicieux que de se laisser bercer
par ses pieds.
Parfois, un chien me rejoignait. Il s'agissait le plus souvent d'un
corniaud au regard vif qui frottait ses flancs contre mes jambes.
J'aimais sa compagnie, sa façon d'errer devant moi sans jamais se
perdre. La nuit, à mes côtés, il lui arrivait de redresser la tête
pour scruter les ténèbres avant d'entamer un dialogue silencieux
avec quelque chose que je ne voyais pas. Il disparaissait au bout de
quelques jours aussi rapidement qu'il était apparu et, pendant un
moment, je sentais encore sa présence à mes côtés.