vendredi 30 avril 2021

Videmus nunc per speculum in aenigmate


La pandémie actuelle est doublée par une pandémie numérique qui fait que l'on bascule dans un univers qui se substitue à la réalité, une réalité numériquement modifiée. 

Annie Le Brun

lundi 12 avril 2021

Clairaigues, allers & retours



C'était un de ces dimanches d'avril au ciel rapide où les nuages semblent vouloir échapper à l'horizon. Avec quelques amis, j'avais marché jusqu'à un vieux moulin qui somnolait, depuis le Moyen Âge, dans un vallon peuplé de chênes. La commune avait rapetassé les murs encore debout et l'ensemble offrait au promeneur la vision d'une ruine tout à fait respectable : depuis la rive du torrent, on pouvait contempler les restes d'une fenêtre, quelques pierres contournées par les éléments et le conduit d'un foyer enluminé de ronces.

Une tranquille nostalgie me saisit lorsque je pensais à ceux qui l'avaient bâti. Avaient-ils peiné durant leurs travaux ? La paix régnait-elle à l'époque dans ce coin de pays ? Ce sentiment, que je confiais à mes compagnons, m'attira quelques questions amusées. Pourquoi regretter ce siècle, alors que tu gagnes ta vie dans un bureau truffé d'engins électroniques ? Que peux-tu envier à ces hommes, alors que tu habites dans une maison où eau et électricité abondent ? Pourquoi ce lieu te trouble alors que tu peux te rendre, après quelques heures d'avion, dans des endroits bien plus exotiques ?

Je n'ai su que répondre peut-être parce que je savais que leurs questions constituaient une partie de la réponse. Pour le reste, était-ce le chuchotis de l'eau dans l'ancien bief du moulin ? Le parfum d'écorce et de pierre mouillée qui assaillait mes narines ? Ou bien, était-ce la figure du silence qui régnait ici, faite pour moitié de paix et de chants d'oiseaux ? Cet endroit me semblait à la fois familier et lointain comme ces vieilles chansons d'amour qui réconfortent par leur tristesse.

Laissant mes amis se reposer à l'ombre des arbres, je poursuivis ma promenade vers l'amont. Le vallon, qui s'était rétréci près du moulin, prenait à présent ses aises et laissait au soleil un peu plus d'espace pour jouer dans les feuillages. Alors que le sentier débouchait sur une clairière, j’aperçus, venant vers moi, une joggeuse vêtue de tous les attributs de son activité : des leggings noirs, un haut fluorescent, une queue de cheval et, accroché à son bras, un portable mesurant la distance parcouru. Nous nous croisâmes le temps d'un salut et je pus détailler ses traits et son corps fuselé par l'exercice. Ralentissant le pas, je la regardais disparaître derrière un bouquet d'aulnes et me sentis, à nouveau, étrangement ému.

Je finis par m'asseoir près de la cascade qui surplombe le moulin. En contrebas, je vis mes amis m'envoyer quelques saluts paresseux depuis la rive où ils sommeillaient. Je laissais mes pensées dériver au fil de l'eau et peu à peu, je compris que ce que je savais de cet endroit, construit sous Charles IV, avait transmué ma rencontre avec la coureuse en un bref et lumineux satori. Tout à l'heure, ce n'était pas cette Diane moderne que j'avais croisé mais, à n'en pas douter, une jeune paysanne de 1324 se rendant au moulin. L'esprit des lieux, ressuscité par ma nostalgie, avait doté la jeune femme de cette aura que donne le désir quand il est issu du passé.