L'été s’ouvre sur un orage violent escorté d'un puissant parfum de pierres trempées. Lorsque nous sortons du cinéma, le ciel racle les toits en jetant la pluie par poignée. Nous courons à travers des rues vouées au sens unique de l'eau. Lucile me mène au centre de la ville dans l'hôtel particulier où elle vit avec sa mère et ses cousins. Nous franchissons la porte en bois ouvragé avant de grimper un escalier de marbre jusqu’au premier étage. Raphaël nous ouvre et sa tête blonde surgit de la pénombre. Il embrasse sa cousine et me serre la main avant de disparaître au fond de l'appartement. Lucile m'explique que, depuis le divorce de ses parents, il se fait un peu d'argent en jouant au poker.
- La chambre est immense. Ses deux fenêtres donnent sur les réverbères de la rue. Dans la clarté aquatique, le plafond resplendit d'angelots en moulure. Au fond de la pièce, je repère un lit à baldaquin orné de velours rouges. Lucile pose son sac sur le fauteuil, se déshabille puis s'agenouille sur le couvre lit. Elle me fait penser à une madone avec ses cheveux noirs qui lui descendent jusqu'aux fesses. Elle à une grande bouche et des yeux marrons très doux. Sous l'ombilic, son sexe est une pelote d'ombre. J'ai dix sept ans, la gorge serrée et les vêtements trempés.
- Je plastronne un peu, plus pour me rassurer que pour l'impressionner. Lorsque je me déshabille et me glisse à ses côtés, Lucile murmure quelque chose que je ne comprends pas et m'embrasse. Ses seins et son ventre me paraissent terriblement doux. Ses jambes m'enlacent, elle s'ouvre puis m'accueille. Plus tard, nous parlons dans le tambour de la pluie jusqu'à ce que la nuit nous enveloppe. A ses côtés, l'orage est bienveillant.
- Je me souviens d'une de nos conversations. Nous sommes assis, nus, face à l’autre. Moi, les yeux fixés sur son entrejambe, elle, souriant à chacune de mes questions - j’ai gardé l’habitude de sonder sans relâche celle avec qui je suis. Lucile me répond par des silences qui n’ont rien de frustrant. Je suis curieux d’elle, bourré de désir. Elle me montre son sac, répand ses affaires sur le lit, j’ai l’impression de compulser des documents secrets. Elle place mes mains sur son corps et m’indique les endroits où il faut que je m’attarde.
- - Qu’est-ce que tu regardes ?
- Ton
sexe.
- Et
qu’est-ce que tu y vois ?
- Je
ne sais pas…
Elle
écarte doucement ses lèvres.
-
Moi, je trouve que ça ressemble à une fleur. Une fleur au fond de
l’eau. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose à voir.
Nous
entendons parfois un bruit au fond de l’appartement : une chaise
que l’on bouge, une porte qui se referme doucement. Sa mère est
rentrée. Je ne la verrai qu’une fois en partant, bonjour jeune
homme, bonjour madame. La maison n’a rien de triste. Tout y est
propre, joyeux et organisé, comme dans ces maisons de femmes qui ont
compris que, pour les choses les plus importantes, il ne faut pas
compter sur les hommes.
Je
garde la sensation d’avoir passé de longs moments avec Lucile.
Pourtant, nous n’avons dû nous voir que deux ou trois après-midi
où elle m’a appris qu’on pouvait laisser filer le temps sans
dommage. Avec elle, le présent suffisait.
Quelques
années après, alors que j’étudiais à Marseille, je croisais un
type qu’on appelait le licenciado Mirales depuis qu’il avait
passé une année au Mexique. Comme cela faisait un moment qu’on ne
s’était vu, nous allâmes boire un verre à l'Unic, au début de
la rue Francis Davso. Le licenciado Mirales me donna des nouvelles de
Lucile. Elle vivait à Lyon et avait épousé un funambule. Un
funambule, tu es sûr ?, avais-je demandé au licenciado. Aussi
sûr que je te vois, avait-il répondu. Un funambule authentique,
avec diplôme de l’école du cirque et numéro à l’avenant.
Cette nouvelle me fit plaisir. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me suis dit que c’était dans l’ordre des choses.
Cette nouvelle me fit plaisir. Sans pouvoir expliquer pourquoi, je me suis dit que c’était dans l’ordre des choses.