Cet entretien, glané sur Marianne, a
été donné à Kevin Boucaud-Victoire par l'ami Jacques Luzi, animateur
de la revue Ecologie & politique et auteur d'Au rendez-vous des
mortels : le déni de la mort dans la culture moderne de Descartes au
transhumanisme.
Marianne
: Comment définissez-vous le transhumanisme ? En quoi
représente-t-il un danger ?
Jacques
Luzi :
Le transhumanisme est une pensée libertarienne qui prône l’usage
dérégulé de la technologie [la rationalisation scientifique de la
technique] pour outrepasser les limites de la condition humaine :
abolir les frontières de la vie terrestre, étendre indéfiniment
des capacités corporelles et intellectuelles par la fusion de
l’humain et de la machine "intelligente", accéder à
l’immortalité.
Cette
pensée est née dans les années 1980 en Californie, avec la volonté
explicite d’affranchir le déploiement des nouvelles technologies
(nano, bio, IA) de tout encadrement, dénoncé comme l’expression
d’une "technophobie" obscurantiste.
À
présent, ce discours, bénéficiant de moyens financiers
gigantesques (émanant des GAFA), s’est internationalisé et a
pénétré l’ensemble des milieux politiques. En France, la
nébuleuse transhumaniste va de Mélenchon à Luc Ferry, en passant
par l’écologiste Didier Coeurnelle.
Les
dangers sont multiples : le traitement du vivant comme un
matériau inerte entièrement manipulable ; l’inscription des
inégalités dans les corps par la technologie, les « augmentés
» dominant les « naturels » ; l’extension du chantage à la
"technophobie" jusqu’à la mainmise totale d’une
prêtrise technocratique sur l’ensemble de l’existence. Etc.
Marianne : Le
transhumanisme est-il la conséquence du rationalisme et de la
croyance que l’homme peut se poser "comme
maitre et possesseur de la nature" (Descartes)
et que la science apporterait des solutions à tous nos problèmes ?
Jacques Luzi : Concrètement,
la technoscience sert aussi bien l’accroissement de la puissance
des États dominants, en compétition permanente dans la course
technologique préventive, que l’expansion du capitalisme
industriel, suspendue aux perfectionnements continus du machinisme,
de l’organisation scientifique du travail et de l’exploitation de
nouvelles ressources énergétiques.
Cette
synergie entre l’État, le capital et la technoscience a trouvé sa
justification dans la religion du Progrès qui promet, grâce aux
innovations technoscientifiques, l’amélioration indéfinie de la
condition humaine, c’est-à-dire l’élimination du travail, de la
souffrance, l’ultime défi étant "la mort de la mort".
Cet utilitarisme est déjà présent chez les fondateurs de la
technoscience, en particulier chez Descartes (qui justifie ainsi
l’ambition de se rendre "comme
maître et possesseur de la nature")
et Francis Bacon (qui considère que "la
science est puissance humaine").
On le retrouve chez les principaux théoriciens du Progrès, par
exemple chez Condorcet, pour qui le "perfectionnement
de l'espèce humaine doit être regardé comme susceptible d'un
progrès indéfini",
de sorte "qu'il
doit arriver un temps où […] la durée de l'intervalle moyen entre
la naissance et [la mort] n'a elle-même aucun terme assignable."
Le
transhumanisme réactive en effet ce type de discours, alors que
la révolution industrielle des NIBC alimente la poursuite de
la concurrence pour le profit et la puissance. Simultanément,
le transhumanisme conduit les principes de la technoscience (la
suprématie de l’entendement sur le corps, le dualisme de
l’humain et de la nature) jusqu’au fantasme de substituer
entièrement l’artificiel au vivant, des steaks de synthèse
aux bactéries méthanotropes, des OGM à l’homme "augmenté".
La
promesse d’immortalité des transhumanistes a donc
pour contrepartie la mort du vivant (donc de l’humain) : leur
nécrophobie est mortifère.
Marianne : En
quoi le transhumanisme est-il dépendant du système capitaliste ?
Jacques Luzi : La
technologie est la technique propre au capitalisme rationnel. Les
deux sont interdépendants. La technologie est le moteur du
productivisme et du consumérisme. Et le capitalisme permet le
financement des recherches et la mise en œuvre des innovations
technologiques. De cette interdépendance découle le "bougisme"
des sociétés industrielles, leur accélération permanente et leur
caractère autoréférentiel : parce que les progrès technologiques
et l’accumulation du capital se nourrissent mutuellement, ces
sociétés en viennent à considérer que les problèmes
(écologiques, sociaux, politiques) que provoque leur expansion ne
possède de solutions que dans la poursuite de ces progrès et de
cette accumulation, dans une boucle sans fin.
De
là le fait que leur destin est la démesure. Outrepasser les limites
de la condition humaine est l’ultime moyen de repousser les limites
de cette complémentarité dynamique entre la technoscience et le
capital. Aristote, déjà, dénonçait la chrématistique (l’activité
orientée vers le profit) comme antinaturelle parce que sans limite,
alors même qu’elle ne possédait pas alors les capacités
technologiques de cette illimitation. La chrématistique
transhumaniste, à l’opposé, assume le fanatisme antinaturel de
surpasser, grâce à la technologie, "la
dimension de l’homme"
(Hannah Arendt).
Marianne : La
"procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes"
est-elle un pas vers le transhumanisme, comme l'affirment certains ?
Jacques Luzi : Le
mot "transhumanisme" est de Sir Julian Huxley (1887-1975),
biologiste socialiste prônant un eugénisme de "gauche"
visant "l’amélioration
de la qualité moyenne des êtres humains."
La reproduction artificielle et le génie génétique s’inscrivent
indéniablement dans ce projet.
Derrière
la "liberté" de choix du consommateur et le débat sur
l’égalité d’accès aux technologies reproductives, derrière
les confusions entre pathologie et handicap, entre différence
naturelle et inégalité sociale, on trouve la volonté
techno-capitaliste de normaliser la marchandisation du vivant, quitte
à susciter en chacun, pour le monnayer, le désir de devenir le
contraire de ce qu’il est.
L’argent,
écrivait le jeune Marx en 1844, "est
la perversion générale des individualités, lesquelles sont
changées en leur contraire et se voient conférer des qualités qui
contredisent leurs qualités propres."
Qu’accomplit la technologie, si ce n’est l’extension illimitée
de ce "monde
à l’envers"
?
Le
choix fondamental, en particulier concernant la PMA, est donc le
suivant : ou bien conserver ou reconquérir son autonomie dans la
recherche de solutions humaines aux "imperfections" de ses
"qualités propres" ; ou bien s’aliéner aux technologies
et payer, quand on le peut, pour espérer les convertir en
"augmentations". À mon sens, le deuxième terme de
l’alternative conduira, d’une manière ou d’une autre, à la
mort de l’humain.
L’homme
augmenté et les intelligences artificielles risquent de demander
d’énormes ressources énergétiques et matières premières.
Finalement, la crise écologique ne risque-t-elle pas d’empêcher
d’elle-même les rêves transhumanistes ?
La
crise écologique traduit les limites physiques auxquelles se
heurtent les sociétés industrielles. Le développement durable, qui
est le dernier avatar de la religion du Progrès, perpétue le déni
de ces limites. À moins de considérer que ce développement est
indéfiniment durable (auquel cas "durable" est un
pléonasme), ne doit-on pas en effet se poser les questions suivantes
: à quel moment l’interrompre ? Pourquoi s’entêter à
poursuivre un processus dont l’abandon sera d’autant plus
problématique qu’il adviendra tardivement ?
La
vérité est qu’il n’y a pas de développement sans accumulation
et que cette accumulation est par principe illimitée. Poser la
question de la fin du développement signifie donc remettre en
question le sens et l’organisation des sociétés industrielles,
leurs rapports à elles-mêmes, aux Autres et à la nature.
C’est
cette remise en question que tente de neutraliser la diffusion du
transhumanisme. Croire à l’"économie immatérielle", à
la "transition énergétique", à la "croissance
verte" ou à la "planification écologique", revient à
croire que ces sociétés, qui se conçoivent comme l’apothéose de
l’Histoire, comme la réalisation de la Vérité, sont immortelles.
Abandonnée
à sa logique, la poursuite du développement (de l’accumulation)
s’accompagne déjà du creusement des inégalités (nationales et
internationales) et de l’intensification des antagonismes sociaux,
comme de l’intensification des conflits pour l’appropriation
d’une quantité toujours plus réduite de ressources (minières,
énergétiques, agricoles) ou pour contenir des migrations
écologiques en voie de massification.
Les
rêves transhumanistes ne sont pas des rêves à vocation
universelle. Ils sont les chimères des dominants qui croient pouvoir
échapper, dans le confort aseptisé de leurs cités "intelligentes",
au chaos mondial qu’eux-mêmes participent à provoquer. Qui,
d’ailleurs, peut encore croire à un Progrès universel ? La hausse
continue des budgets de l’armement, les préparations à la guerre
"augmentée", la fusion du militaire et du policier,
montrent au contraire que les dominants se préparent activement à
la conservation violente de leur position privilégiée.
Marianne : Le
transhumanisme prépare-t-il une nouvelle lutte des classes, entre
les bourgeois transhumains et les prolétaires, qui seront les
"chimpanzés du futur" ?
Jacques Luzi : L’expression
est de Kevin Warwick, cybernéticien et transhumaniste : "La
technologie risque de se retourner contre nous. Sauf si nous
fusionnons avec elle. Ceux qui décideront de rester humains et
refuseront de s'améliorer auront un sérieux handicap. Ils
constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du
futur."
En
premier lieu, déduire, de l’aliénation au déferlement suicidaire
de la technologie, la nécessité de fusionner avec la technologie
est à proprement parler délirant. Et ce délire permet, encore une
fois, d’éluder la question de la désaliénation.
Deuxièmement,
en supposant que cette fusion produira autre chose que des monstres,
y adhérer ne relève pas simplement d’un choix : pas plus que
d’éviter la "malbouffe" alimentaire, politique et
culturelle, les plus démunis (ni d’ailleurs les "classes
moyennes") n’auront pas les moyens de jouir des technologies
d’augmentation, de l’accession au marché des "bébés sur
mesure" ou de la cryogénie dans l’attente de l’immortalité.
Se profile donc l’instauration d’une hiérarchie sociale fondée
technologiquement, dans la prolongation du fantasme libéral et
eugéniste de la naturalité des inégalités.
Marianne : Pourquoi
notre société n’accepte-t-elle plus aussi facilement qu’avant
la mort ?
Jacques Luzi : La
mort a toujours été, et sera toujours, une tragédie. Mais nombre
de sociétés sont parvenues à la civiliser, à l’intégrer à la
vie sociale afin de neutraliser les comportements antisociaux de déni
et de fuite.
A
l’inverse, les sociétés industrielles s’enracinent dans la
croyance en une relation nécessaire entre le progrès technologique,
le bonheur et l’élimination de la mort. Et leur expansion a
provoqué la disparition des codes culturels qui accompagnaient
chaque événement marquant de l'existence quotidienne (faire sa
cour, mettre au monde, mourir, consoler les endeuillés). Cette
déculturation, en particulier, a dépossédé les individus de leur
"mourir" et favorisé l’expulsion sociale de la mort,
conduisant à l’instrumentalisation industrielle des comportements
de déni et de fuite : à leur transformation en besoin insatiable de
se protéger de la vie par la multiplication de prothèses
technologiques et, finalement, par le projet de fusionner avec ces
prothèses.
Borges,
dans sa nouvelle Les
Immortels
(1962), remarquait pourtant qu’"Être
immortel est insignifiant ; à part l’homme, il n’est rien qui ne
le soit, puisque tout ignore la mort." La
tragédie de la mort est le socle irréductible de la condition
humaine, sur la base duquel les humains ont créé la multitude de
leurs cultures, qui sont autant de sens donné à leur finitude,
autant de bonheurs à la dimension de l’homme.
Ce
qu’il faut vaincre n’est donc pas la mort, mais les comportements
de fuite devant la mort, parce que c’est cela qui mène l’humanité
à sa perte. Reconnaître la mort, son influence sur la vie, est le
seul moyen de lutter contre l’infection des comportements par la
conscience de la mort. Une telle lutte nous ramène au sens
authentique de la démocratie : la participation de chacun, à l’égal
de tous en tant que mortel, à l’institution de règles sociales,
comme expérience jamais assurée de l’autolimitation collective de
la démesure (individuelle et sociale).
Seule
une renaissance démocratique permettrait aux humains, plutôt que de
fantasmer la colonisation de Mars, de renouer avec la Terre comme
source irremplaçable de leur vie. Car ce n’est pas elle qui nous
appartient, mais nous qui lui appartenons.