vendredi 21 juin 2019

La nécrophobie des transhumanistes est mortifère




Cet entretien, glané sur Marianne, a été donné à Kevin Boucaud-Victoire par l'ami Jacques Luzi, animateur de la revue Ecologie & politique et auteur d'Au rendez-vous des mortels : le déni de la mort dans la culture moderne de Descartes au transhumanisme.


Marianne : Comment définissez-vous le transhumanisme ? En quoi représente-t-il un danger ?

Jacques Luzi : Le transhumanisme est une pensée libertarienne qui prône l’usage dérégulé de la technologie [la rationalisation scientifique de la technique] pour outrepasser les limites de la condition humaine : abolir les frontières de la vie terrestre, étendre indéfiniment des capacités corporelles et intellectuelles par la fusion de l’humain et de la machine "intelligente", accéder à l’immortalité.

Cette pensée est née dans les années 1980 en Californie, avec la volonté explicite d’affranchir le déploiement des nouvelles technologies (nano, bio, IA) de tout encadrement, dénoncé comme l’expression d’une "technophobie" obscurantiste.

À présent, ce discours, bénéficiant de moyens financiers gigantesques (émanant des GAFA), s’est internationalisé et a pénétré l’ensemble des milieux politiques. En France, la nébuleuse transhumaniste va de Mélenchon à Luc Ferry, en passant par l’écologiste Didier Coeurnelle.

Les dangers sont multiples : le traitement du vivant comme un matériau inerte entièrement manipulable ; l’inscription des inégalités dans les corps par la technologie, les « augmentés » dominant les « naturels » ; l’extension du chantage à la "technophobie" jusqu’à la mainmise totale d’une prêtrise technocratique sur l’ensemble de l’existence. Etc.

Marianne : Le transhumanisme est-il la conséquence du rationalisme et de la croyance que l’homme peut se poser "comme maitre et possesseur de la nature" (Descartes) et que la science apporterait des solutions à tous nos problèmes ?

Jacques Luzi : Concrètement, la technoscience sert aussi bien l’accroissement de la puissance des États dominants, en compétition permanente dans la course technologique préventive, que l’expansion du capitalisme industriel, suspendue aux perfectionnements continus du machinisme, de l’organisation scientifique du travail et de l’exploitation de nouvelles ressources énergétiques.

Cette synergie entre l’État, le capital et la technoscience a trouvé sa justification dans la religion du Progrès qui promet, grâce aux innovations technoscientifiques, l’amélioration indéfinie de la condition humaine, c’est-à-dire l’élimination du travail, de la souffrance, l’ultime défi étant "la mort de la mort". Cet utilitarisme est déjà présent chez les fondateurs de la technoscience, en particulier chez Descartes (qui justifie ainsi l’ambition de se rendre "comme maître et possesseur de la nature") et Francis Bacon (qui considère que "la science est puissance humaine"). On le retrouve chez les principaux théoriciens du Progrès, par exemple chez Condorcet, pour qui le "perfectionnement de l'espèce humaine doit être regardé comme susceptible d'un progrès indéfini", de sorte "qu'il doit arriver un temps où […] la durée de l'intervalle moyen entre la naissance et [la mort] n'a elle-même aucun terme assignable."

Le transhumanisme réactive en effet ce type de discours, alors que la révolution industrielle des NIBC alimente la poursuite de la concurrence pour le profit et la puissance. Simultanément, le transhumanisme conduit les principes de la technoscience (la suprématie de l’entendement sur le corps, le dualisme de l’humain et de la nature) jusqu’au fantasme de substituer entièrement l’artificiel au vivant, des steaks de synthèse aux bactéries méthanotropes, des OGM à l’homme "augmenté".

La promesse d’immortalité des transhumanistes a donc pour contrepartie la mort du vivant (donc de l’humain) : leur nécrophobie est mortifère.

Marianne : En quoi le transhumanisme est-il dépendant du système capitaliste ?

Jacques Luzi : La technologie est la technique propre au capitalisme rationnel. Les deux sont interdépendants. La technologie est le moteur du productivisme et du consumérisme. Et le capitalisme permet le financement des recherches et la mise en œuvre des innovations technologiques. De cette interdépendance découle le "bougisme" des sociétés industrielles, leur accélération permanente et leur caractère autoréférentiel : parce que les progrès technologiques et l’accumulation du capital se nourrissent mutuellement, ces sociétés en viennent à considérer que les problèmes (écologiques, sociaux, politiques) que provoque leur expansion ne possède de solutions que dans la poursuite de ces progrès et de cette accumulation, dans une boucle sans fin.

De là le fait que leur destin est la démesure. Outrepasser les limites de la condition humaine est l’ultime moyen de repousser les limites de cette complémentarité dynamique entre la technoscience et le capital. Aristote, déjà, dénonçait la chrématistique (l’activité orientée vers le profit) comme antinaturelle parce que sans limite, alors même qu’elle ne possédait pas alors les capacités technologiques de cette illimitation. La chrématistique transhumaniste, à l’opposé, assume le fanatisme antinaturel de surpasser, grâce à la technologie, "la dimension de l’homme" (Hannah Arendt).

Marianne : La "procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes" est-elle un pas vers le transhumanisme, comme l'affirment certains ?

Jacques Luzi : Le mot "transhumanisme" est de Sir Julian Huxley (1887-1975), biologiste socialiste prônant un eugénisme de "gauche" visant "l’amélioration de la qualité moyenne des êtres humains." La reproduction artificielle et le génie génétique s’inscrivent indéniablement dans ce projet.

Derrière la "liberté" de choix du consommateur et le débat sur l’égalité d’accès aux technologies reproductives, derrière les confusions entre pathologie et handicap, entre différence naturelle et inégalité sociale, on trouve la volonté techno-capitaliste de normaliser la marchandisation du vivant, quitte à susciter en chacun, pour le monnayer, le désir de devenir le contraire de ce qu’il est.

L’argent, écrivait le jeune Marx en 1844, "est la perversion générale des individualités, lesquelles sont changées en leur contraire et se voient conférer des qualités qui contredisent leurs qualités propres." Qu’accomplit la technologie, si ce n’est l’extension illimitée de ce "monde à l’envers" ?

Le choix fondamental, en particulier concernant la PMA, est donc le suivant : ou bien conserver ou reconquérir son autonomie dans la recherche de solutions humaines aux "imperfections" de ses "qualités propres" ; ou bien s’aliéner aux technologies et payer, quand on le peut, pour espérer les convertir en "augmentations". À mon sens, le deuxième terme de l’alternative conduira, d’une manière ou d’une autre, à la mort de l’humain.

L’homme augmenté et les intelligences artificielles risquent de demander d’énormes ressources énergétiques et matières premières. Finalement, la crise écologique ne risque-t-elle pas d’empêcher d’elle-même les rêves transhumanistes ?

La crise écologique traduit les limites physiques auxquelles se heurtent les sociétés industrielles. Le développement durable, qui est le dernier avatar de la religion du Progrès, perpétue le déni de ces limites. À moins de considérer que ce développement est indéfiniment durable (auquel cas "durable" est un pléonasme), ne doit-on pas en effet se poser les questions suivantes : à quel moment l’interrompre ? Pourquoi s’entêter à poursuivre un processus dont l’abandon sera d’autant plus problématique qu’il adviendra tardivement ?

La vérité est qu’il n’y a pas de développement sans accumulation et que cette accumulation est par principe illimitée. Poser la question de la fin du développement signifie donc remettre en question le sens et l’organisation des sociétés industrielles, leurs rapports à elles-mêmes, aux Autres et à la nature.

C’est cette remise en question que tente de neutraliser la diffusion du transhumanisme. Croire à l’"économie immatérielle", à la "transition énergétique", à la "croissance verte" ou à la "planification écologique", revient à croire que ces sociétés, qui se conçoivent comme l’apothéose de l’Histoire, comme la réalisation de la Vérité, sont immortelles.

Abandonnée à sa logique, la poursuite du développement (de l’accumulation) s’accompagne déjà du creusement des inégalités (nationales et internationales) et de l’intensification des antagonismes sociaux, comme de l’intensification des conflits pour l’appropriation d’une quantité toujours plus réduite de ressources (minières, énergétiques, agricoles) ou pour contenir des migrations écologiques en voie de massification.

Les rêves transhumanistes ne sont pas des rêves à vocation universelle. Ils sont les chimères des dominants qui croient pouvoir échapper, dans le confort aseptisé de leurs cités "intelligentes", au chaos mondial qu’eux-mêmes participent à provoquer. Qui, d’ailleurs, peut encore croire à un Progrès universel ? La hausse continue des budgets de l’armement, les préparations à la guerre "augmentée", la fusion du militaire et du policier, montrent au contraire que les dominants se préparent activement à la conservation violente de leur position privilégiée.

Marianne : Le transhumanisme prépare-t-il une nouvelle lutte des classes, entre les bourgeois transhumains et les prolétaires, qui seront les "chimpanzés du futur" ?

Jacques Luzi : L’expression est de Kevin Warwick, cybernéticien et transhumaniste : "La technologie risque de se retourner contre nous. Sauf si nous fusionnons avec elle. Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s'améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur."

En premier lieu, déduire, de l’aliénation au déferlement suicidaire de la technologie, la nécessité de fusionner avec la technologie est à proprement parler délirant. Et ce délire permet, encore une fois, d’éluder la question de la désaliénation.

Deuxièmement, en supposant que cette fusion produira autre chose que des monstres, y adhérer ne relève pas simplement d’un choix : pas plus que d’éviter la "malbouffe" alimentaire, politique et culturelle, les plus démunis (ni d’ailleurs les "classes moyennes") n’auront pas les moyens de jouir des technologies d’augmentation, de l’accession au marché des "bébés sur mesure" ou de la cryogénie dans l’attente de l’immortalité. Se profile donc l’instauration d’une hiérarchie sociale fondée technologiquement, dans la prolongation du fantasme libéral et eugéniste de la naturalité des inégalités.

Marianne : Pourquoi notre société n’accepte-t-elle plus aussi facilement qu’avant la mort ?

Jacques Luzi : La mort a toujours été, et sera toujours, une tragédie. Mais nombre de sociétés sont parvenues à la civiliser, à l’intégrer à la vie sociale afin de neutraliser les comportements antisociaux de déni et de fuite.

A l’inverse, les sociétés industrielles s’enracinent dans la croyance en une relation nécessaire entre le progrès technologique, le bonheur et l’élimination de la mort. Et leur expansion a provoqué la disparition des codes culturels qui accompagnaient chaque événement marquant de l'existence quotidienne (faire sa cour, mettre au monde, mourir, consoler les endeuillés). Cette déculturation, en particulier, a dépossédé les individus de leur "mourir" et favorisé l’expulsion sociale de la mort, conduisant à l’instrumentalisation industrielle des comportements de déni et de fuite : à leur transformation en besoin insatiable de se protéger de la vie par la multiplication de prothèses technologiques et, finalement, par le projet de fusionner avec ces prothèses.

Borges, dans sa nouvelle Les Immortels (1962), remarquait pourtant qu’"Être immortel est insignifiant ; à part l’homme, il n’est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort." La tragédie de la mort est le socle irréductible de la condition humaine, sur la base duquel les humains ont créé la multitude de leurs cultures, qui sont autant de sens donné à leur finitude, autant de bonheurs à la dimension de l’homme.

Ce qu’il faut vaincre n’est donc pas la mort, mais les comportements de fuite devant la mort, parce que c’est cela qui mène l’humanité à sa perte. Reconnaître la mort, son influence sur la vie, est le seul moyen de lutter contre l’infection des comportements par la conscience de la mort. Une telle lutte nous ramène au sens authentique de la démocratie : la participation de chacun, à l’égal de tous en tant que mortel, à l’institution de règles sociales, comme expérience jamais assurée de l’autolimitation collective de la démesure (individuelle et sociale).

Seule une renaissance démocratique permettrait aux humains, plutôt que de fantasmer la colonisation de Mars, de renouer avec la Terre comme source irremplaçable de leur vie. Car ce n’est pas elle qui nous appartient, mais nous qui lui appartenons.