2.
Métèques et déclassés volontaires
« La
vraie nouveauté, c’est qu’un nombre croissant de gens rejoignent
le néoprolétariat par choix, parce qu’ils refusent la culture de
la nanoseconde. De plus en plus de jeunes ont tendance à refuser de
grimper les échelons, à préférer plus de temps libre à plus
d’argent, à transformer leur emploi à plein temps en emploi à
temps réduit et à se débarrasser de l’éthique du travail. »
Peter
Glotz, Die
beschleunigte Gesellschaft,
1999.
Rien – aucune savante expertise, aucune position sociale dominante, aucune responsabilité politique majeure, aucun pouvoir spirituel reconnu – ne nous autorise à porter un regard sans concession sur le monde contemporain, hormis l’obligation qui nous est faite de composer avec lui, d’occuper une place en son sein. Nous nous déterminons en tant qu’homme « réels » qui déplorent de n’avoir pas la liberté de choisir le monde dans lequel ils souhaitent vivre. Et si nous nous plions à un rituel de présentation étranger à notre conception de l’homme1, qui consiste à décliner son statut social, ce n’est pas au nom d’une fatalité qui condamnerait tout individu à reproduire les structures mentales et dispositions d’esprit qui lui ont été inculquées par son groupe d’appartenance. C’est parce que nous sommes conscients que la structure de classes joue un rôle décisif dans le présent naufrage de la société, de l’humanité et de la nature. Nous n’ignorons pas non plus le poids de ce conditionnement social et idéologique sur la conscience et l’image que chacun a de lui-même. Mais nous sommes convaincus, et nous avons la prétention de le prouver par notre mode de vie et de pensée, que la dissidence est non seulement possible mais nécessaire.
En conséquence, si nous
rejetons le monde dans lequel les hasards de la vie nous ont
immergés, ce n’est pas parce que nous appartenons à des titres
divers à la classe des « néo-petits-bourgeois
intellectuels ». Il s’agit là sans doute de notre statut tel
que pourrait l’établir un sociologue, mais cette appartenance ne
détermine en aucune façon notre engagement ; c’est plutôt
ce dernier qui nous a conduits à occuper cette position sociale
comme un pis-aller. En tout état de cause, nous ne nous sentons
aucune affinité ni aucune communion de pensée avec ces
intellectuels, professionnels stipendiés, qui se complaisent dans
leur rôle de « mercenaires du capital ».
Nous
savons que nous ne pouvons pas nous affranchir ni nous abstraire
complètement du monde dans lequel nous vivons ; et nous
n’ignorons pas qu’il serait illusoire de prétendre nous en
sortir individuellement, égoïstement, sauf à jouer cyniquement de
sa règle infernale – « Que les meilleurs gagnent, et que les
autres crèvent ! » – et à participer ainsi à
l’exclusion des « perdants ». C’est la raison pour
laquelle, contraints de vivre dans une société qui n’offre comme
idéal de vie qu’une lutte sans fin pour se tirer d’affaire nous
refusons l’idée même de réussir. Nous veillons simplement à
assurer notre survie économique sans zèle excessif pour ne pas
courir le risque de piétiner nos semblables et de contribuer à la
perpétuation d’un système que nous abhorrons. Le temps et
l’énergie
que nous ne consacrons pas à cette course du rat, nous en disposons
librement pour jouir de la vie autant que faire se peut, et pour
armer notre critique de ce système technico-totalitaire qui
martyrise le vivant. Nul ne sort plus des rangs pour danser sur le
volcan, à moins qu’il ne soit déclassé.
Malgré
des sensibilités et des itinéraires de vie très différents, nous
nous sommes retrouvés liés par le désir partagé de « danser
sur le volcan ». Cette convergence exprime une même attitude
réfractaire à la civilisation industrielle, mais aussi le même
scepticisme à l’égard de ceux qui professent doctement sa
contestation. Nous avons le sentiment que le monde moderne nous met
dans la position des métèques au sens grec du terme, dans la mesure
où il nous reconnaît formellement le statut d’hommes libres mais
sans nous permettre de nous comporter comme des êtres réellement
autonomes et capables d’être les acteurs de leur propre histoire
et de leur propre vie.
Aucun de nous ne croit au jeu politicien ni
n’est membre d’un parti, d’un groupuscule ou de toute autre
organisation du même tonneau ; aucun de nous ne se sent l’âme
d’un militant, ce triste ascète du devoir citoyen. Et tous nous
doutons des vertus du suffrage universel, de la démocratie dite
représentative, au point pour certains de fuir les isoloirs comme la
peste. Le cirque électoral nous paraît d’autant plus dérisoire
que nous mesurons la puissance délétère de la société
industrielle et l’ampleur des bouleversements qu’exigerait la
création d’un monde harmonieux à la dimension humaine. On ne
saurait espérer qu’un programme aussi radical soit défendu par
des partis dont l’existence est lié aux intérêts de la
domination, ou par des apôtres du grand soir qui se proposent de
gérer, voire d’autogérer, en lieu et place des capitalistes et de
leurs technocrates, le système tel qu’il est.
1
A cet individu défini par le monde de la marchandise, nous opposons
« l’homme réel, l’homme de chair dressé sur la terre
ferme et ronde et abreuvant ses poumons de toutes les forces de la
nature », Marx, Manuscrits
de 1844.