6. Misères et splendeurs de la critique sociale
« La
lecture des feuilles révolutionnaires [nous] laisse perplexe ;
le plus souvent, leurs auteurs jugent inutile de [nous] éclairer sur
les griefs personnels qu’ils ont contre ce monde, de sorte que leur
littérature semble, quand elle n’est pas simplement calquée sur
le journalisme traditionnel, se prévaloir d’une espèce de valeur
abstraite, garantie peut-être par une science inconnue où l’on
sent qu’il entre beaucoup de marxisme vulgaire. Cette prétention
même est contrariée par une critique indigente et un style fort
triste. Quoique désincarné, tout cela manque aussi d’esprit ».
Claude
Guillon,
De la Révolution. 1989 : l’inventaire des rêves et des
armes.
La
critique sociale revêt diverses formes d’expression dont bon
nombre nous inspirent la plus grande réserve quand ce n’est pas
une franche hostilité. Ainsi, nous n’éprouvons aucune affinité
avec ceux qui, affectant la posture du dandy, rejettent narquoisement
une société dans laquelle ils évoluent avec tant d’aisance et de
connivence ; pas plus qu’avec les héroïques intellectuels
autoproclamés révolutionnaires qui sont disposés à se battre
jusqu’au dernier prolétaire pour la cause du socialisme. Nous ne
croyons pas que la critique du monde moderne ait été achevée par
de brillants esprits il y a plus d’un siècle, et qu’il suffise
de se plonger dans leurs œuvres pétrifiées pour comprendre et
combattre l’évolution du monde contemporain.
Comme l’écrivait Engels lui-même dans La Sainte-Famille, « le travail critique […] n’est pas cette personnalité abstraite, surnaturelle, située hors de l’humanité ; il est l’activité humaine réelle d’individus qui sont des membres laborieux de la société, et qui souffrent, sentent, pensent et agissent en êtres humains ». Et parce qu’il est vain d’espérer se libérer, se désaliéner, s’émanciper individuellement, cette critique vivante, réaliste, de la société existante doit être menée collectivement, à la fois sur le plan théorique et pratique, en se fondant sur le projet de réaliser concrètement les conditions de l’autonomie individuelle et sociale. Cette critique sociale est nécessairement radicale, non seulement parce qu’elle saisit les choses à la racine, mais aussi parce qu’elle exige de tout explorer, de tout reprendre, de tout essayer, de tout consulter.
Comme l’écrivait Engels lui-même dans La Sainte-Famille, « le travail critique […] n’est pas cette personnalité abstraite, surnaturelle, située hors de l’humanité ; il est l’activité humaine réelle d’individus qui sont des membres laborieux de la société, et qui souffrent, sentent, pensent et agissent en êtres humains ». Et parce qu’il est vain d’espérer se libérer, se désaliéner, s’émanciper individuellement, cette critique vivante, réaliste, de la société existante doit être menée collectivement, à la fois sur le plan théorique et pratique, en se fondant sur le projet de réaliser concrètement les conditions de l’autonomie individuelle et sociale. Cette critique sociale est nécessairement radicale, non seulement parce qu’elle saisit les choses à la racine, mais aussi parce qu’elle exige de tout explorer, de tout reprendre, de tout essayer, de tout consulter.
Nous
sommes convaincus de vivre des « temps obscurs » dominés
par des forces économiques, sociales, politiques et idéologiques
qui alimentent une dynamique historique laissant augurer le triomphe
d’un totalitarisme scientiste et techniciste déjà bien avancé.
Dans le vacarme ambiant, le processus n’est pas immédiatement
perceptible ; tout se passe comme si le système offrait en
guise de leurre la libéralisation planétaire du capitalisme
mondialisé afin de focaliser l’attention des anti ou
« altermondialistes » et de permettre ainsi que des
transformations irréversibles autrement plus radicales puissent se
dérouler sans entraves.
Il ne s’agit donc pas de combattre pour une « autre mondialisation », autrement dit pour une moralisation du capitalisme, ni d’appeler à la « lutte finale » et à la « révolution sociale » alors même qu’aucune force poursuivant un programme authentiquement socialiste ou communiste n’existe ; alors même que, depuis près de deux siècles, c’est la bourgeoisie moderniste et non le prolétariat, ni aucun sujet révolutionnaire de substitution qui s’est vite révélée comme la seule force à pouvoir lier la contestation de l’ordre établi avec le projet de sa réorganisation. Il s’agit plutôt de résister au déploiement d’un système-machine nécrophile qui menace la survie de l’humanité et réduit de jour en jour les chances de son émancipation.
Il ne s’agit donc pas de combattre pour une « autre mondialisation », autrement dit pour une moralisation du capitalisme, ni d’appeler à la « lutte finale » et à la « révolution sociale » alors même qu’aucune force poursuivant un programme authentiquement socialiste ou communiste n’existe ; alors même que, depuis près de deux siècles, c’est la bourgeoisie moderniste et non le prolétariat, ni aucun sujet révolutionnaire de substitution qui s’est vite révélée comme la seule force à pouvoir lier la contestation de l’ordre établi avec le projet de sa réorganisation. Il s’agit plutôt de résister au déploiement d’un système-machine nécrophile qui menace la survie de l’humanité et réduit de jour en jour les chances de son émancipation.
Dans
les rangs clairsemés de la critique sociale radicale, alors que
l’urgence devrait inviter à l’unité, des dissensions opposent
les représentants de ses différentes composantes notamment à
propos du mode de désignation du commun objet de notre ressentiment.
Faut-il qualifier la société de « moderne »,
d’« industrielle », de « capitaliste », ou
encore de « spectaculaire » ? La question n’est
pas de pure forme car la dénomination retenue permet de pointer la
cible en son point jugé névralgique. Les savantes controverses sont
sans nul doute nécessaires à l’élaboration de la conscience
critique, mais elles paraissent dérisoires au regard des forces en
présence et de la faiblesse du courant relativement à la puissance
démoniaque de la mégamachine … d’autant que, si un jour des
troubles sociaux d’ampleur conséquente devaient survenir, ils
balaieraient immanquablement tous ces sacristains et leurs querelles
de clocher. Elles
trahissent chez certains une dérive « théoriciste » où
l’exercice de la raison critique en « vase clos »
permet de compenser sur le terrain de la théorie, les frustrations
accumulées sur celui de l’action.
Aussi
faible soit leur portée, ces conflits théoriques n’en révèlent
pas moins l’incertitude quant à l’évolution future d’un monde
parvenu à un point de bifurcation et son expression parmi les
tenants de la critique sociale radicale. Il en est qui remettent au
goût du jour les vieux schémas marxiens, « exotériques »
pour les uns, « ésotériques » pour les autres. Certains
soutiennent que la révolution microinformatique crée des conditions
favorables à la prise de contrôle de l’Empire par la
« multitude ». D’autres ne fondent aucun espoir sur la
lutte de classes, mais sont convaincus que cette même révolution
technico-scientifique génère une crise inédite de la valeur qui ne
manquera pas de provoquer l’implosion du système – à charge
pour les hommes de s’approprier alors les moyens de production et
leur vie. Des néo-situationnistes espèrent que le capitalisme
achèvera de déployer les forces productives grâce auxquelles les
hommes pourront définitivement s’affranchir de l’obligation de
travailler. D’autres ne reconnaissent à ces mêmes techniques
aucune puissance libératrice ; au contraire : ils les
considèrent comme les instruments d’un programme de domination
appelés à broyer les hommes et la nature contre lesquels il est
impératif de résister.
Au-delà
de leurs divergences d’appréciation sur le devenir de notre monde,
ces oppositions expriment également des conceptions contradictoires
notamment de l’aliénation ou de l’émancipation. On ne saurait
ni les ignorer, ni les minimiser, ni prendre parti sans délibérer.
Ces débats ont pour mérite de définir la problématique et le
champ de la critique sociale ; en ce sens, ils sont
indispensables. Le fait de n’appartenir à aucune de ces chapelles
ne nous autorise aucunement à jouer le rôle d’arbitres
impartiaux ; mais il nous permet d’examiner sereinement les
positions des uns et des autres et de fonder notre jugement sur leur
confrontation. Sans entretenir l’illusion d’une possible
combinaison d’opinions inconciliables, nous estimons que tout
regard critique porté sur le monde contemporain doit être pris en
considération. Ainsi, chacune des épithètes citées plus haut pour
le qualifier en fait ressortir une dimension particulière :
capitaliste
parce que notre société est soumise à une logique indéfinie
d’accumulation du capital dans le cadre d’un rapport social de
production, d’exploitation et d’aliénation, fondé sur le
salariat ; industriel,
parce que, en s’appuyant sur le développement de la technoscience,
cette dynamique historique crée un monde artificiel peuplé de
machines qui tend à abolir la nature et le genre humain ;
moderne,
parce que, au nom du « Progrès » et de la « Raison »,
cette civilisation entend supprimer tous les vestiges de la
tradition ; spectaculaire,
parce qu’elle porte à son paroxysme l’appauvrissement,
l’asservissement et la négation de la vie réelle.