mercredi 11 mai 2016

Banalités de base (6)

 
6. Misères et splendeurs de la critique sociale

« La lecture des feuilles révolutionnaires [nous] laisse perplexe ; le plus souvent, leurs auteurs jugent inutile de [nous] éclairer sur les griefs personnels qu’ils ont contre ce monde, de sorte que leur littérature semble, quand elle n’est pas simplement calquée sur le journalisme traditionnel, se prévaloir d’une espèce de valeur abstraite, garantie peut-être par une science inconnue où l’on sent qu’il entre beaucoup de marxisme vulgaire. Cette prétention même est contrariée par une critique indigente et un style fort triste. Quoique désincarné, tout cela manque aussi d’esprit ».  

Claude Guillon, De la Révolution. 1989 : l’inventaire des rêves et des armes.

La critique sociale revêt diverses formes d’expression dont bon nombre nous inspirent la plus grande réserve quand ce n’est pas une franche hostilité. Ainsi, nous n’éprouvons aucune affinité avec ceux qui, affectant la posture du dandy, rejettent narquoisement une société dans laquelle ils évoluent avec tant d’aisance et de connivence ; pas plus qu’avec les héroïques intellectuels autoproclamés révolutionnaires qui sont disposés à se battre jusqu’au dernier prolétaire pour la cause du socialisme. Nous ne croyons pas que la critique du monde moderne ait été achevée par de brillants esprits il y a plus d’un siècle, et qu’il suffise de se plonger dans leurs œuvres pétrifiées pour comprendre et combattre l’évolution du monde contemporain. 

Comme l’écrivait Engels lui-même dans La Sainte-Famille, « le travail critique […] n’est pas cette personnalité abstraite, surnaturelle, située hors de l’humanité ; il est l’activité humaine réelle d’individus qui sont des membres laborieux de la société, et qui souffrent, sentent, pensent et agissent en êtres humains ». Et parce qu’il est vain d’espérer se libérer, se désaliéner, s’émanciper individuellement, cette critique vivante, réaliste, de la société existante doit être menée collectivement, à la fois sur le plan théorique et pratique, en se fondant sur le projet de réaliser concrètement les conditions de l’autonomie individuelle et sociale. Cette critique sociale est nécessairement radicale, non seulement parce qu’elle saisit les choses à la racine, mais aussi parce qu’elle exige de tout explorer, de tout reprendre, de tout essayer, de tout consulter.

Nous sommes convaincus de vivre des « temps obscurs » dominés par des forces économiques, sociales, politiques et idéologiques qui alimentent une dynamique historique laissant augurer le triomphe d’un totalitarisme scientiste et techniciste déjà bien avancé. Dans le vacarme ambiant, le processus n’est pas immédiatement perceptible ; tout se passe comme si le système offrait en guise de leurre la libéralisation planétaire du capitalisme mondialisé afin de focaliser l’attention des anti ou « altermondialistes » et de permettre ainsi que des transformations irréversibles autrement plus radicales puissent se dérouler sans entraves. 

Il ne s’agit donc pas de combattre pour une « autre mondialisation », autrement dit pour une moralisation du capitalisme, ni d’appeler à la « lutte finale » et à la « révolution sociale » alors même qu’aucune force poursuivant un programme authentiquement socialiste ou communiste n’existe ; alors même que, depuis près de deux siècles, c’est la bourgeoisie moderniste et non le prolétariat, ni aucun sujet révolutionnaire de substitution qui s’est vite révélée comme la seule force à pouvoir lier la contestation de l’ordre établi avec le projet de sa réorganisation. Il s’agit plutôt de résister au déploiement d’un système-machine nécrophile qui menace la survie de l’humanité et réduit de jour en jour les chances de son émancipation.

Dans les rangs clairsemés de la critique sociale radicale, alors que l’urgence devrait inviter à l’unité, des dissensions opposent les représentants de ses différentes composantes notamment à propos du mode de désignation du commun objet de notre ressentiment. Faut-il qualifier la société de « moderne », d’« industrielle », de « capitaliste », ou encore de « spectaculaire » ? La question n’est pas de pure forme car la dénomination retenue permet de pointer la cible en son point jugé névralgique. Les savantes controverses sont sans nul doute nécessaires à l’élaboration de la conscience critique, mais elles paraissent dérisoires au regard des forces en présence et de la faiblesse du courant relativement à la puissance démoniaque de la mégamachine … d’autant que, si un jour des troubles sociaux d’ampleur conséquente devaient survenir, ils balaieraient immanquablement tous ces sacristains et leurs querelles de clocher. Elles trahissent chez certains une dérive « théoriciste » où l’exercice de la raison critique en « vase clos » permet de compenser sur le terrain de la théorie, les frustrations accumulées sur celui de l’action.

Aussi faible soit leur portée, ces conflits théoriques n’en révèlent pas moins l’incertitude quant à l’évolution future d’un monde parvenu à un point de bifurcation et son expression parmi les tenants de la critique sociale radicale. Il en est qui remettent au goût du jour les vieux schémas marxiens, « exotériques » pour les uns, « ésotériques » pour les autres. Certains soutiennent que la révolution microinformatique crée des conditions favorables à la prise de contrôle de l’Empire par la « multitude ». D’autres ne fondent aucun espoir sur la lutte de classes, mais sont convaincus que cette même révolution technico-scientifique génère une crise inédite de la valeur qui ne manquera pas de provoquer l’implosion du système – à charge pour les hommes de s’approprier alors les moyens de production et leur vie. Des néo-situationnistes espèrent que le capitalisme achèvera de déployer les forces productives grâce auxquelles les hommes pourront définitivement s’affranchir de l’obligation de travailler. D’autres ne reconnaissent à ces mêmes techniques aucune puissance libératrice ; au contraire : ils les considèrent comme les instruments d’un programme de domination appelés à broyer les hommes et la nature contre lesquels il est impératif de résister.

Au-delà de leurs divergences d’appréciation sur le devenir de notre monde, ces oppositions expriment également des conceptions contradictoires notamment de l’aliénation ou de l’émancipation. On ne saurait ni les ignorer, ni les minimiser, ni prendre parti sans délibérer. Ces débats ont pour mérite de définir la problématique et le champ de la critique sociale ; en ce sens, ils sont indispensables. Le fait de n’appartenir à aucune de ces chapelles ne nous autorise aucunement à jouer le rôle d’arbitres impartiaux ; mais il nous permet d’examiner sereinement les positions des uns et des autres et de fonder notre jugement sur leur confrontation. Sans entretenir l’illusion d’une possible combinaison d’opinions inconciliables, nous estimons que tout regard critique porté sur le monde contemporain doit être pris en considération. Ainsi, chacune des épithètes citées plus haut pour le qualifier en fait ressortir une dimension particulière : capitaliste parce que notre société est soumise à une logique indéfinie d’accumulation du capital dans le cadre d’un rapport social de production, d’exploitation et d’aliénation, fondé sur le salariat ; industriel, parce que, en s’appuyant sur le développement de la technoscience, cette dynamique historique crée un monde artificiel peuplé de machines qui tend à abolir la nature et le genre humain ; moderne, parce que, au nom du « Progrès » et de la « Raison », cette civilisation entend supprimer tous les vestiges de la tradition ; spectaculaire, parce qu’elle porte à son paroxysme l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle.