Voici ce que j'ai constaté d'autre :
les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s'agréger
chacun doit exagérer sa médiocrité : on fouille ses poches et l'on en tire à
contrecoeur la petite monnaie du bavardage : ce qu'on a lu dans le journal, des
images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises
récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société,
de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation ; et encore
ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le
moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous, la déconcertante
évidence que nous n'avons rien à nous dire ; et c'est exact. Non seulement pour
la raison que donne Carême, que s'il n'y a plus de cuisine, « il n'y a plus de
lettres, d'intelligence élevée et rapide, d'inspiration, de relations liantes,
il n'y a plus d'unité sociale» ; il resterait tout de même le vin ; mais plus
simplement par celle-ci que la conversation, outre de vouloir cet esprit
particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts,
suppose des expériences vécues dignes
d'être racontées, de la liberté d'esprit, de l'indépendance et des relations
effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n'offrent
jamais rien de digne d'être raconté que nous avons d'ailleurs grand soin de
prévenir ces hasards ; que s'il nous arrivait réellement quelque chose, ce
serait offensant pour les autres.
Baudoin de Bodinat, La Vie sur Terre, Réflexions sur le peu
d'avenir que contient le temps où nous
sommes.