Il y a bien longtemps, avec deux camarades, nous avions rédigé à six mains ces notes comme une manière de préliminaires à la création d'une revue. La revue ne vit pas le jour mais ces "banalités de base" me semblent, encore aujourd'hui, conserver toute leur véracité et leur actualité.
1.
Spectacle de la désolation et désolation du spectacle
« Rien
n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de
soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable
de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours
trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui
bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans
le cours du temps, et dans la société ; ce qu’on a fait et
ce qu’on a connu, ses passions dominantes ».
Guy Debord, Panégyrique.
Quiconque
prétend se déterminer librement et juger avec lucidité le monde
dans lequel il vit, risque de passer pour un mystificateur, à moins
qu’on ne le soupçonne d’être victime de son propre aveuglement.
Gageons qu’il a de toute façon peu de chances d’être entendu
par ceux qu’emporte le rythme imposé par la survie économique
contemporaine. Il suffit pourtant de s’arrêter un moment, de faire
abstraction de tout ce qui nous rattache à cet univers d’illusions
et de contempler son agitation en nous en remettant à nos seuls
sens, pour mesurer l’ampleur de l’effondrement.
L’apparent
consentement du plus grand nombre pourrait nous inciter à douter de
notre propre entendement : pourquoi ne parvenons-nous pas à
nous satisfaire d’une existence que le reste de l’humanité est
supposée nous envier ? Mais notre raisonnable démence nous
invite plutôt à retourner l’interrogation : « Est-ce
ainsi que les hommes vivent ? » Comment un système social
fondé sur la dictature généralisée de la raison – raison
d’Etat, rationalité économique et raison technico-scientifique
confondues – peut-il espérer se perpétuer indéfiniment ?
Alors que le simple bon sens laisse deviner l’inéluctabilité de
la catastrophe, il poursuit sa frénétique course en avant avec la
détermination d’une colonie de lemmings se jetant dans l’océan.
S’il
est une passion qui nous anime, c’est bien le désir de vivre libre
et pleinement dans l’harmonie du monde, et le souhait que chacun
ici-bas puisse jouir de la même liberté de s’accomplir. Et si
nous condamnons cette société-là, c’est bien parce que sa raison
mortifère étouffe la vie, parce qu’elle nie son exubérance
spontanée et les plaisirs gratuits de la rencontre, de l’amour, de
l’amitié, de l’art, du savoir, de la création, de la tendresse,
parce qu’elle déploie un ample mouvement d’artificialisation de
la vie, de déshumanisation et de dénaturation, qui détruit la
nature et fait du corps humain une prison aussi bien qu’une usine.
Elle façonne un univers nécrophile peuplé de machineries qui
rendent l’homme et la nature obsolètes.
L’exigence
de renoncer aux illusions sur son état, est l’exigence de renoncer
à un état qui a besoin des illusions. Les hommes sont entretenus
dans l’illusion que leur longévité croissante, le recours aux
neuroleptiques et l’envahissement de leur milieu de vie par les
prothèses de la technologie moderne, leur donnent les moyens de
mener une existence accomplie alors qu’ils consacrent l’essentiel
du temps qu’ils croient gagner sur la mort à faire vivre les
machines et à étendre ainsi leur règne hégémonique. « Tant
qu’on invente dans les machines, on n’avance pas d’un pas vers
le bonheur » écrivait Giono. En se repliant sur sa sphère
privée, en s’enfermant dans son monde d’objets, non seulement
l’homme s’éloigne du bonheur, mais il sombre dans la non-vie où,
étranger à lui-même et aux autres, il dépérit, incapable de
goûter aux joies et aux peines de la communication véritable.