Très heureusement, les éditions Corti viennent de publier des inédits de Julien Gracq : Noeuds de vie. Plutôt que de livrer des constatations dithyrambiques qui ne siéront qu'à l'auteur de ses lignes sans plus renseigner le lecteur sur la qualité de l'ouvrage, encourageons ce dernier à juger sur pièce le poids de braise de ce livre puis à aller se le procurer.
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Le minimum d'immobilité qui permet à une époque d'être, d'être autre chose qu'un courant d'air entre deux portes, aura été refusé pour la première fois à la nôtre.
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Petits bonheurs marginaux. Les grands naufrages collectifs ne sont jamais sans quelque contrepartie, qu'on oublie - par pudeur peut-être, ou remord d'en avoir profité au milieu du malheur général. Sous l'occupation allemande, le piéton jouissait d'un luxe de privauté inouï avec la grand-route, quelle qu'elle fut : on se promenait sur l'asphalte des routes nationales comme dans une allée de jardin (moi, sac au dos, sur les routes normandes et finalement en mai 1944, revenant de Caen à Saint-Florent à bicyclette sans croiser pratiquement sur la route aucun véhicule).
Le clair de lune ressuscité sur les villes. Angers, par une nuit claire de pleine lune : la masse noire du château, les flèches noires de la cathédrale vue de la Doutre, les nuages au-dessus courant sur la lune enflammée, comme dans la Mort du loup, la Maine tapie, enténébrée, mais argentée et saliveuse à tous les remous.
La vie, la circulation générale, raréfiées, engourdies, descendaient jusqu'à un étiage jamais atteint - au-dessus de cet étiage, des pans de nature brute, ensevelis, recouverts jusque-là par le mouvement et le vacarme, émergeaient plus nus que ces platures qui ne se découvrent qu'aux marées du siècle ; des silences opaques, stupéfiés, des nuits d'encre, des ruisseaux redevenus jaseurs, des routes désaffectées qui semblaient se recoucher dans un bâillement, et rêver de n'aller plus nulle part.