mardi 22 septembre 2015

Au creux d'un sein


Dormiamos num seio como numa concha terra era grande
uma arvore era um prodigio de presença majestosa
a agua a liberdade viva da nudez
e as estrelas tinham o trémula fulgor do seu nome.
 
Nous dormions au creux d'un sein comme au creux d'un coquillage
immense était la terre 
un arbre était un prodige de présence en majesté
l'eau la vive liberté de la nudité
et les étoiles avaient l'éclat frémissant de leur nom.
 
Antonio Ramos Rosa, A la table du vent
Traduction de Patrick Quillier.

La Vie innommable



En 1973, P.E. Sifneos a décrit, pour la première fois, une extraordinaire folie, qu'il a nommé alexithymie (a-lexi-thymie : pas de mot pour la souffrance). Il s'agit d'une perturbation de la conscience entraînant « une impossibilité de saisir ses propres émotions, de les différencier, de les nommer ». Ce sont littéralement des souffrances sans nom.
Beaucoup de médecins ont constaté depuis – chez leurs malades – le développement de cette nouvelle épidémie. Ainsi, note le Quotidien du médecin (20 mars 1992), « le patient alexithymique ne présente pas sa souffrance comme une souffrance vécue, mais énumère froidement des signes, de façon impersonnelle, objective, comme s'il n'était pas concerné ». D'autres médecins ont remarqué « une restriction extrême dans l'expérience des émotions, accompagnée d'une grande difficulté à trouver les mots pour décrire leurs sentiments ». Ils ont relevé encore, dans le même style impersonnel et objectif, que « la différenciation et la verbalisation des affects sont perturbés ; ils restent ainsi non saisis, non exprimés, sous forme d'angoisse inexplicable ».
La conscience de ces gens, devenue sourde à leur propre souffrance, n'est pourtant pas muette. Les mêmes médecins ont ainsi découvert – toujours chez leurs malades - « une forme de pensée utilitaire, une tendance à diriger exclusivement leur réflexion vers le monde extérieur » et même « à utiliser sans cesse leur activité pour ne laisser aucune place à leur propre envahissement émotionnel, ressenti, à juste titre, comme menaçant ». Toute leur conduite est élaborée « de façon à éviter d'être blessé, ou même seulement effleuré ». Ces malheureux, socialement très actifs, sont, en réalité, des plaies à vif.

Michel Bounan, La Vie innommable

Le cloître



Je commençais à descendre vers le village. J'étais enfin dans la maison désirée des montagnes. J'étais enfin dans ce cloître des montagnes, seul dans ces grands murs de mille mètres d'à-pic, dans les piliers des forêts. Maison sévère, milliard de fois plus grande que moi, juste à la mesure de mes espoirs, me contenant avec ma paix, ayant une paix faite d'ombre, d'échos, de bruit de fontaines. Richesse austère de tous les cloîtres. Acheter la compagnie de Dieu. Il marche avec moi le long des couloirs. L'enseignement du silence.

Jean Giono, Possession des richesses