Je quitte le hameau de
P., quatre maisons aux portes serties de vigne construites au pied du
causse. Je grimpe bientôt à l'ombre d'une forêt de châtaigniers
et de hêtres et, à mi-pente, débouche sur un grand champ où paît
une centaine de brebis aux yeux cerclés de noir. Sous un chêne,
près d'abreuvoirs en aluminium, le berger, un jeune type blond d'une
trentaine d'années, dispose des blocs de sel. On se salue et
entamons la conversation sans façon.
Vêtu d'un bleu de travail, de
bottes en caoutchouc et d'un tee shirt, il a croisé les mains sur son
torse et garde le regard fixé sur les brebis. Comme beaucoup de
paysans que je connais, il est d'une pudeur que poivre un accent dont
la rugosité est prompte à la saillie. La sympathie est immédiate.
Il est né à F., comme moi, et sa famille habite le hameau depuis
plusieurs générations. Il a repris l'exploitation de son père il y
a sept ans et se plait dans ce métier qui n'est pas dépourvu de solitude. « Quelle fille a envie de se marier à
un paysan, aujourd'hui ? ».
Bien sûr, nous parlons du prix de
la viande et des difficultés que connaît la branche ovine. Les
règlementations européennes le désarçonnent. Même si je sens
chez lui un certain fatalisme, il est révolté par le puçage
obligatoire de ses brebis. Il lève un index vers le ciel :
« Vous vous rendez compte : ils peuvent suivre mon
troupeau par satellite ! ». L'image déplaisante de cet espion
arien plane un moment au-dessus de nos têtes. À cet instant, nous nous
rappelons ce qu'est notre monde : une sphère bourdonnante sans
centre ni périphérie qui fait de ce coin de bois l'illusion d'un
refuge. Les syndicats ne font pas grand chose. Il ne se sent pas
écouté. Il ajoute alors quelque chose qui me cloue : « J'ai lu La
lettre aux paysans de Giono, c'est vrai ce qu'il écrit. ».
Je lui demande comment il est arrivé à lire ce texte. Il me réponds
qu'un ami lui a offert le bouquin et que, bien que sceptique au
début, il a été conquis par les mots de l'écrivain. « C'est
un type qui a compris ce qu'était un paysan ». Une bouffée de joie m'envahit à entendre les mots du poète ainsi confirmés par cet
homme. Je comprends le sentiment de solitude qu'il doit éprouver
dans une réunion de la FNSEA...
Les brebis se sont rapprochées, sans
doute attirées par le sel. J'ai encore un peu de chemin à faire avant la nuit.
Nous échangeons deux ou trois mots puis on se sert la main. Il
regagne son champ, je reprends mon ascension vers le plateau alors
que se mélangent en moi les sentiments d'incomplétude et
d'émerveillement qui me hantent chaque fois que je sors d'une bonne
rencontre. Le causse apparaît peu à peu avec le vent. Je m'engage sur un
chemin environné de muret en pierres sèches. Devant moi, un horizon de collines m'offre le
ciel. Allons, j'ai encore assez de soleil pour rejoindre ma
destination.