lundi 22 juillet 2024

Un croisement



Du plus loin qu'on s'en souvienne, il a toujours été assis là, dans cet espace dépourvu de vie, au croisement de ces deux lignes perpendiculaires. Qui voudrait le sonder le trouverait fait d’une unique volonté : que le croisement de ces lignes ne varie pas d'un seul degré. C'est une tâche difficile dans ce lieu éloigné car des courants aux forces impressionnantes ne cessent d'agiter les lignes ainsi que l'homme qui est assis à leur croisement. À dire vrai, personne ne sait depuis combien de temps il est là. Quant aux lignes, il semble qu'elles se croisent ici de toute éternité.

Des traces suggèrent que ce veilleur a eu un prédécesseur. Comme suspendues au-dessus de la ligne de l'Est, on peut voir flotter une paire de chaussures particulièrement usagées. À quelques pas, gît une pile de cahiers aux coins écornés ; si l'on pouvait les compulser, il serait difficile de les déchiffrer. Il est probable que chacune des pages est couverte d'une écriture rendue illisible par l'ennui et la précipitation. Par contre, on ne trouvera aucun objet le long de la ligne du Nord : elle disparaît simplement au loin, vite effacée par ce décor monotone.

Pour ce qui est du veilleur, il n'y a rien à en dire. Ses cheveux blonds sont coupés courts et s'il flotte un peu dans ses vêtements, sa minceur n'a rien de maladif. Ses pieds ne s'agitent pas, ses mains, plutôt longues et pâles, demeurent posées sur ses cuisses ; seul son regard trahit la tension qui l'habite.

Il y a quelques temps de cela, un certain V., ou W., s’est rendu à ce croisement avec l’intention de parler au veilleur. Personne ne sait ce que ce V., ou W., voulait lui demander. Une longue discussion s’est engagée entre le veilleur qui, à aucun moment, n’a lâché du regard le croisement des deux lignes, et V., ou W., un homme trapus et rondouillard visiblement plus âgé que ce dernier.

On peut supposer que cet échange, qui n’a jamais dépassé les bornes de la civilité la plus élémentaire, est né du désespoir qui devait habiter V., ou W. Qui, en effet, entreprendrait un tel voyage pour converser avec un homme aussi insignifiant que ce veilleur sinon quelqu’un qui aurait épuisé toutes ses ressources et ne trouve plus aucun intérêt à vivre parmi ses semblables ? On peut même se demander comment V., ou W., a pu espérer trouver des réponses auprès d’un tel homme.

Quoi qu’il en soit, V., ou W. ne s’est guère attardé après cette rencontre. Sur ce chapitre, plusieurs récits s’opposent : les plus nombreux assurent que V., ou W., a quitté le croisement en longeant la ligne de l’Est qui est la plus dangereuse ; une école plus restreinte affirme que ce dernier s’est contenté de suivre la ligne du Nord pendant quelques kilomètres avant de la quitter pour une direction inconnue. Quant au veilleur, sa discussion avec V., ou W., n’a pas paru l’affecter. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est encore assis à ce croisement.