lundi 29 février 2016
La douce langue natale
Que
c'est justement dans cette atmosphère d'Autant en emporte le vent
sur fond d'incendies planétaires et dans l'attente de la banqueroute
générale qui doit se produire dans très peu de temps, où la peur
s'affole de n'avoir nulle part où se cacher, que chaque instant peut
prendre, ainsi détaché, cet éclat admirable, d'un sentiment
si vif, complexe, presque douloureux ; et que c'est justement
dans cette précipitation des circonstances, et l'écroulement de
toutes les régularités et conventions de la vie sociale, dans ce
trouble universel, que la civilisation se réfugie au fond de ces
solitudes à deux, que l'amour recueille ce que l'affolement
et la fièvre ne veulent plus : la confiance, le calme, la
délicatesse, la civilité, l'amitié, le rire et l'intelligence
réciproque ; qu'on y entend parler encore la douce langue
natale.
Baudouin
de Bodinat
dimanche 28 février 2016
Erin, ma verte Erin
"Celui
qui ne cherche qu'à jouir des impressions qui se succèdent sans
arrêt émousse sa faculté de connaître.
Rudolf
Steiner
À
l'été 2015, nous sillonnions les routes d'Irlande en nous
ébaubissant de la beauté des paysages et, surtout, de l'hospitalité
dont faisait preuve nos hôtes. Dans les pubs, dans les épiceries,
dans les rues, dans les musées, cette gentillesse nous surprenait
d'autant plus qu'elle ne paraissait pas surjouée et n'abandonnait au
commerce qu'une part minime de sincérité. Dans les rues de Dublin,
dans celles de Galway, la foule nous paraissait moins moderne, moins
indifférente à autrui. Nous en discutions beaucoup, habitués à la
froideur égotiste de nos contrées.
A cela s'ajoutait d'étranges paradoxes qui nous faisaient nous arrêter sur le bord d'une route pour nous laisser, interdits, devant des maisons neuves et pourtant désertées. A Dublin, nous repérâmes quelques signes de cette bruxellose urbanistique qui voit des immeubles hyper-modernes s'accouder pesamment à d'anciens, le plus souvent au détriment de ces derniers ainsi que de la beauté et de l'équilibre du lieu. Dans certaines rues, voisinaient, à quelques dizaine de mètre de distance, des lieux d'habitations délabrés et des constructions de verres rutilantes accueillant des "business centers" – et encore, pour avoir sillonné Drumcondra nous n'avons pas marché jusqu'à Ballymun.1
Confusément, se fit jour l'idée que ce sens de l'hospitalité trouvait dans l'histoire son explication. La pauvreté, l'occupation anglaise, la famine de 1845, l'émigration massive vers l'Angleterre ou les USA, la corruption galopante des élites politiques et financières, la stratégie de choc de l'ultra-libéralisme des années 2000... Ces évènements accréditaient chez nous l'idée que l'adversité, l'épreuve de la dèche, vous rendent plus accessible aux besoins d'autrui. En un mot, plus humain. Les irlandais savent le bien qu'un sourire, un moment accordé au voyageur pour le guider, ou une tasse de thé bien chaud, peuvent procurer à un corps ou à une âme éprouvée, fut-elle étrangère.
Ce raisonnement valait ce qu'il valait. Comme tous les touristes, nous n'avions effleuré que la surface des choses. Comme la plupart des salariés, l'année que nous venions de passer à travailler dans des emplois dont l'inanité n'était pas pour rien dans la fatigue physique et morale qui nous éprouvait, nous fit ignorer ce qui dérogeait aux clichés que nous voulions trouver en Irlande. Comme tous les touristes, nous avons ignoré pendant ces quelques jours ce qui pouvait nous rappeler ce que nous avions laissé chez nous : la jobardise et la malhonnêteté de nos dirigeants, la précarité grandissante de nos existences, un avenir qui, sur le plan social, écologique, économique et culturel, devenait de plus en plus incertain pour les classes pauvres et moyennes au fur et à mesure qu'il se rapprochait des standards de l'ultra-libéralisme. De même, dans nos discussions avec les irlandais, nous avons soigneusement évité de les interroger, ne serait-ce qu'au détour d'une explication sur le meilleur moyen de se rendre à Temple Bar2, sur leurs conditions de vie. Pour dire les choses simplement : l'année écoulée avait été suffisamment peuplée de signes désespérants pour que nous en cherchions d'autres durant nos vacances. C'était la réaction connue d'organismes fatigués. Pourtant, la brièveté de notre séjour ne nous laissa pas moins l'impression d'avoir capté les gémissements d'un fantôme sans pouvoir en situer l'origine.
Cet hiver, la lecture d'articles dithyrambiques sur la reprise économique irlandaise nous irrita tout autant que les trompettes embouchées par les médias, quelques années auparavant, sur le thème du « tigre celtique ». Ce concert qui avait fini par le couac des crises de 2002 et 2008 et, à la façon hypocrite d'un incendiaire, par l'appel aux potions radicales du FMI. D'une certaine façon, ces louanges consacrées au « dynamisme économique » irlandais nous évoquèrent un phénomène plus ancien mais identique. Celui de la destruction des anciennes civilités, ainsi que de la pollution des paysages et des âmes, causées par l'entrée de l'Italie des années 50 dans la société de consommation. Cette catastrophe, qui fut décrite avec une admirable acuité par Pier Paolo Pasolini dans nombre de ses articles, trouva dans Le Fanfaron de Dino Risi son expression cinématographique la plus percutante. L'indicible malaise dans lequel nous avions baigné lors de notre séjour nous évoqua aussi le sentiment qui s'empare du voyageur quand il se promène dans un village Potemkime. Il nous fallait préciser ces sensations. Nous abandonnâmes donc les œillères du touriste pour lire quelques articles d'économie. Nous comprîmes alors où nous avions passé nos vacances.
En 2013, pour surmonter la récession causée par plusieurs crises successives, le gouvernement de l'époque finança le « sauvetage » du pays à hauteur de 17,5 milliards d'€, dont 10 milliards pris sur les fonds de pension public qui devait garantir les retraites. En fait, ce dernier avait considéré que la garantie de celles-ci « n'était plus une priorité ». La majeure partie de cet argent, ajouté à celui des 67 milliards du prêt accordé par le FMI, fut donné, comme ce fut le cas un peu partout en Europe, aux banques responsables de la crise...
Comme le précise Jean Gadrey, en janvier 2014 sur son blog d'Alternatives Economiques, la population irlandaise a été durement touchée par six années de mesures d’austérité : une TVA augmentée à 23% ; des allocations familiales baissées ; les allocations de chômage et pour les jeunes divisées par deux ; la baisse de 20% du salaire des fonctionnaires ; l'établissement d'une taxe sur l'eau potable ; et les frais de scolarité triplés à 2500 euros.
Un peu plus loin, Gadrey précisait le tableau : « Près d’un tiers de la population risque la pauvreté ou l’exclusion sociale, une personne sur dix souffre de la faim. Bien que le revenu disponible du décile le plus pauvre de la population ait chuté de 26 %, le revenu du décile supérieur a augmenté de 8 %, ce qui montre bien les choix sociaux faits par la politique de gestion de crise. Parmi les 18-24 ans, une personne sur deux envisage de quitter le pays, tandis que 300 000 personnes ont déjà émigré dans les quatre dernières années. En 2012, l’Irlande a connu le plus fort taux d’émigration nette dans toute l’UE. Seulement six ans avant elle avait le plus haut taux d’immigration nette du continent. »
Après la Grèce, le Portugal et l’Espagne, l'Irlande a été le quatrième pays a avoir subi le traitement spécial de la troïka européenne – traitement, n'en doutons pas, qui nous sera, s'il ne l'est déjà, appliqué. Le journal Libération, dans un article consacré aux élections législatives du 26 février 2016, rapportait les propos de cette irlandaise de Dublin : « Je n’ai vu que la pension d’invalidité de mon fils taillée de moitié, dit-elle, la taxe sur l’eau me pomper la vie, toujours moins de bus et des soins toujours plus cher. Et je ne vous parle pas de mes autres enfants que je dois héberger chez moi.»
Toutes proportions gardées, et même si cela traite de l'aveuglement de certains au sujet du maoïsme et de la Chine des années 70, ces quelques lignes de Simon Leys résonnent utilement pour conclure ce petit texte : "En misant sur la vanité, la sottise, l'ignorance et la paresse des hommes on ne saurait jamais fort se tromper. Ainsi bon nombre d'étrangers en Chine, non seulement s'habituent à ce que dans les usines, les rues, les salles de spectacles, les écoles, etc., il y ait partout une claque mobilisée pour les applaudir à l'entrée et à la sortie, mais même ils finissent par y trouver plaisir. Ils prennent goût à tous les passe-droits de style colonial dont on les fait jouir. Les facultés d'initiatives et de curiosité qui normalement ne se développent guère que sous l'aiguillon de la nécessité, achèvent chez eux de s'atrophier, maintenant qu'ils disposent toujours d'une armée de guides et d'interprètes pour les accueillir et les piloter. Après quelques semaines de ce conditionnement, ils renoncent d'eux-mêmes aux entreprises les plus simples et les plus ordinaires, si celles-ci exigent d'eux qu'ils hasardent un seul pas en dehors de leur tapis roulant".
Douce et verte Erin. Moher, Connemara, Dingle et Sandymount. Ulysses, Livres de Kell et Homme tranquille. Joyce, Yeats et Thomas. Cher Teddy de Donnybrook Hall, cher John de Camp Junction, il a fallu que nous rentrions chez nous pour parcourir enfin votre pays.
A cela s'ajoutait d'étranges paradoxes qui nous faisaient nous arrêter sur le bord d'une route pour nous laisser, interdits, devant des maisons neuves et pourtant désertées. A Dublin, nous repérâmes quelques signes de cette bruxellose urbanistique qui voit des immeubles hyper-modernes s'accouder pesamment à d'anciens, le plus souvent au détriment de ces derniers ainsi que de la beauté et de l'équilibre du lieu. Dans certaines rues, voisinaient, à quelques dizaine de mètre de distance, des lieux d'habitations délabrés et des constructions de verres rutilantes accueillant des "business centers" – et encore, pour avoir sillonné Drumcondra nous n'avons pas marché jusqu'à Ballymun.1
Confusément, se fit jour l'idée que ce sens de l'hospitalité trouvait dans l'histoire son explication. La pauvreté, l'occupation anglaise, la famine de 1845, l'émigration massive vers l'Angleterre ou les USA, la corruption galopante des élites politiques et financières, la stratégie de choc de l'ultra-libéralisme des années 2000... Ces évènements accréditaient chez nous l'idée que l'adversité, l'épreuve de la dèche, vous rendent plus accessible aux besoins d'autrui. En un mot, plus humain. Les irlandais savent le bien qu'un sourire, un moment accordé au voyageur pour le guider, ou une tasse de thé bien chaud, peuvent procurer à un corps ou à une âme éprouvée, fut-elle étrangère.
Ce raisonnement valait ce qu'il valait. Comme tous les touristes, nous n'avions effleuré que la surface des choses. Comme la plupart des salariés, l'année que nous venions de passer à travailler dans des emplois dont l'inanité n'était pas pour rien dans la fatigue physique et morale qui nous éprouvait, nous fit ignorer ce qui dérogeait aux clichés que nous voulions trouver en Irlande. Comme tous les touristes, nous avons ignoré pendant ces quelques jours ce qui pouvait nous rappeler ce que nous avions laissé chez nous : la jobardise et la malhonnêteté de nos dirigeants, la précarité grandissante de nos existences, un avenir qui, sur le plan social, écologique, économique et culturel, devenait de plus en plus incertain pour les classes pauvres et moyennes au fur et à mesure qu'il se rapprochait des standards de l'ultra-libéralisme. De même, dans nos discussions avec les irlandais, nous avons soigneusement évité de les interroger, ne serait-ce qu'au détour d'une explication sur le meilleur moyen de se rendre à Temple Bar2, sur leurs conditions de vie. Pour dire les choses simplement : l'année écoulée avait été suffisamment peuplée de signes désespérants pour que nous en cherchions d'autres durant nos vacances. C'était la réaction connue d'organismes fatigués. Pourtant, la brièveté de notre séjour ne nous laissa pas moins l'impression d'avoir capté les gémissements d'un fantôme sans pouvoir en situer l'origine.
Cet hiver, la lecture d'articles dithyrambiques sur la reprise économique irlandaise nous irrita tout autant que les trompettes embouchées par les médias, quelques années auparavant, sur le thème du « tigre celtique ». Ce concert qui avait fini par le couac des crises de 2002 et 2008 et, à la façon hypocrite d'un incendiaire, par l'appel aux potions radicales du FMI. D'une certaine façon, ces louanges consacrées au « dynamisme économique » irlandais nous évoquèrent un phénomène plus ancien mais identique. Celui de la destruction des anciennes civilités, ainsi que de la pollution des paysages et des âmes, causées par l'entrée de l'Italie des années 50 dans la société de consommation. Cette catastrophe, qui fut décrite avec une admirable acuité par Pier Paolo Pasolini dans nombre de ses articles, trouva dans Le Fanfaron de Dino Risi son expression cinématographique la plus percutante. L'indicible malaise dans lequel nous avions baigné lors de notre séjour nous évoqua aussi le sentiment qui s'empare du voyageur quand il se promène dans un village Potemkime. Il nous fallait préciser ces sensations. Nous abandonnâmes donc les œillères du touriste pour lire quelques articles d'économie. Nous comprîmes alors où nous avions passé nos vacances.
En 2013, pour surmonter la récession causée par plusieurs crises successives, le gouvernement de l'époque finança le « sauvetage » du pays à hauteur de 17,5 milliards d'€, dont 10 milliards pris sur les fonds de pension public qui devait garantir les retraites. En fait, ce dernier avait considéré que la garantie de celles-ci « n'était plus une priorité ». La majeure partie de cet argent, ajouté à celui des 67 milliards du prêt accordé par le FMI, fut donné, comme ce fut le cas un peu partout en Europe, aux banques responsables de la crise...
Comme le précise Jean Gadrey, en janvier 2014 sur son blog d'Alternatives Economiques, la population irlandaise a été durement touchée par six années de mesures d’austérité : une TVA augmentée à 23% ; des allocations familiales baissées ; les allocations de chômage et pour les jeunes divisées par deux ; la baisse de 20% du salaire des fonctionnaires ; l'établissement d'une taxe sur l'eau potable ; et les frais de scolarité triplés à 2500 euros.
Un peu plus loin, Gadrey précisait le tableau : « Près d’un tiers de la population risque la pauvreté ou l’exclusion sociale, une personne sur dix souffre de la faim. Bien que le revenu disponible du décile le plus pauvre de la population ait chuté de 26 %, le revenu du décile supérieur a augmenté de 8 %, ce qui montre bien les choix sociaux faits par la politique de gestion de crise. Parmi les 18-24 ans, une personne sur deux envisage de quitter le pays, tandis que 300 000 personnes ont déjà émigré dans les quatre dernières années. En 2012, l’Irlande a connu le plus fort taux d’émigration nette dans toute l’UE. Seulement six ans avant elle avait le plus haut taux d’immigration nette du continent. »
Après la Grèce, le Portugal et l’Espagne, l'Irlande a été le quatrième pays a avoir subi le traitement spécial de la troïka européenne – traitement, n'en doutons pas, qui nous sera, s'il ne l'est déjà, appliqué. Le journal Libération, dans un article consacré aux élections législatives du 26 février 2016, rapportait les propos de cette irlandaise de Dublin : « Je n’ai vu que la pension d’invalidité de mon fils taillée de moitié, dit-elle, la taxe sur l’eau me pomper la vie, toujours moins de bus et des soins toujours plus cher. Et je ne vous parle pas de mes autres enfants que je dois héberger chez moi.»
Toutes proportions gardées, et même si cela traite de l'aveuglement de certains au sujet du maoïsme et de la Chine des années 70, ces quelques lignes de Simon Leys résonnent utilement pour conclure ce petit texte : "En misant sur la vanité, la sottise, l'ignorance et la paresse des hommes on ne saurait jamais fort se tromper. Ainsi bon nombre d'étrangers en Chine, non seulement s'habituent à ce que dans les usines, les rues, les salles de spectacles, les écoles, etc., il y ait partout une claque mobilisée pour les applaudir à l'entrée et à la sortie, mais même ils finissent par y trouver plaisir. Ils prennent goût à tous les passe-droits de style colonial dont on les fait jouir. Les facultés d'initiatives et de curiosité qui normalement ne se développent guère que sous l'aiguillon de la nécessité, achèvent chez eux de s'atrophier, maintenant qu'ils disposent toujours d'une armée de guides et d'interprètes pour les accueillir et les piloter. Après quelques semaines de ce conditionnement, ils renoncent d'eux-mêmes aux entreprises les plus simples et les plus ordinaires, si celles-ci exigent d'eux qu'ils hasardent un seul pas en dehors de leur tapis roulant".
Douce et verte Erin. Moher, Connemara, Dingle et Sandymount. Ulysses, Livres de Kell et Homme tranquille. Joyce, Yeats et Thomas. Cher Teddy de Donnybrook Hall, cher John de Camp Junction, il a fallu que nous rentrions chez nous pour parcourir enfin votre pays.
1 Quartier
extrêmement déshérité de Dublin.
jeudi 25 février 2016
Rue Lafayette
Le 4
octobre dernier, à la fin d'une de ces après-midi tout à fait
désoeuvrée et très morne, comme j'ai le secret d'en passer, je me
trouvais rue Lafayette : après m'être arrêté quelques
minutes devant la vitrine de la librairie de l'Humanité et avoir
fait l'acquisition du dernier ouvrage de Trotsky, sans but je
poursuivais ma route dans la direction de l'Opéra. Les bureaux, les
ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des
portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main,
il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J'observais
sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons,
ce n'étaient pas encore ceux-là qu'on trouverait prêts à faire la
Révolution.
André Breton, Nadja.
mercredi 24 février 2016
(ac)cablés.
Notre époque comme règne
des demi rencontres. Ainsi, l'électronique médiatise l'absence en
nous évitant tout contact physique. Là où l'amitié charnelle nous
apprend la part de solitude de chaque relation – cette petite
poche-au-noir nichée au plus doux d'une rencontre -, les
camaraderies numériques nous bercent d'un doux mensonge : que
ces présences là, de l'autre côté du câble, seront un jour
capables de nous rejoindre le jour où nous aurons besoin d'une main
aussi réelle que secourable.
La vie sur terre
Toujours
est-il qu'à revenir sur nos pas ce fut chaque saison de plus en plus
trop tard, le coeur comprimé par la griffe du souvenir
devant les fenêtres murées ;
c'est Le pays où l'on n'arrive jamais,
disais-tu ; dont la porte dérobée devenait introuvable,
effacée comme n'ayant jamais existé ; (N'y avait-il
pas ici un carrefour aux maisons faubouriennes se souvenant des
cabarets et de l'absinthe ? Oui, et nous songions à y prendre
une chambre pour nos après-midi au-dessus des lilas de la cour, avec
son odeur de cave.) ; bientôt
comme dans un rêve angoissant on tente de rentrer chez soi par un
imbroglio de rues changeantes, inutilement : partout se
vérifiait maintenant l'unique existence du monde organisé, de ses
rues neuves aux façades sans expression et leurs populations de
l'Age des statistiques, de ses publicités annonçant que Le
meilleur est encore à venir !, que Nous travaillons à
rendre le monde meilleur ! ; désormais sans pouvoir en
sortir, chaque matin à se réveiller enfermés avec tous ces gens
s'affairant dehors à l'amélioration, les slogans pour le fromage en
spray et les greffes de neurones.
Baudouin
de Bodinat, La vie sur terre, Réflexions sur le peu d'avenir que
contient le temps où nous sommes.
Eden repetita
S'ouvrait alors un horizon de
possibilités. Le visage aimé était un pays lointain et chacun de
nos voyages esquissait un avenir différent. Ce qui nous entourait
n'était pas un décor mais le concours de chaque chose à notre
joie. Le ciel s'offrait comme une coupe et les nuages qui le
parcouraient étaient autant d'îles où s'arrêter. Le temps était
un après-midi d'été où chaque pendule veillait sur notre sieste.
mardi 23 février 2016
Marcher dans la nuit
Autant
en emporte le vent du moindre fait qui se produit, s'il est vraiment
imprévu. Et qu'on ne me parle pas, après cela, du travail, je veux
dire de la valeur morale du travail. Je suis contraient d'accepter
l'idée du travail comme nécessité matérielle, à cet égard je
suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste
répartition. Que les sinistres obligations de la vie me l'imposent,
soit, qu'on me demande d'y croire, de révérer le mien ou celui des
autres, jamais. Je préfère, encore une fois, marcher dans la nuit à
me croire celui qui marche dans le jour. L'événement dont chacun
est en droit d'attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet
événement que peut-être je n'ai pas encore trouvé mais sur la
voie duquel je me cherche, n'est pas au prix du travail.
André
Breton, Nadja.
Une cure de fantaisie
Je me suis souvent abandonné des
heures durant à toutes sortes de fantaisies quand on me croyait fort
occupé. Je sentais bien l'inconvénient de cette habitude quant au
temps perdu, mais sans cette cure de fantaisie, dont je faisais
habituellement grand usage à la saison habituelle des cures
thermales, je n'aurais pas atteint l'âge que j'ai maintenant, 53 ans
et un mois et demi.
Georg Christoph Lichtenberg
lundi 22 février 2016
Retour
Nous
n'offrons que ce que nous pensons pouvoir récupérer chez l'autre.
Cet espoir d'un retour sur investissement a envahi l'ensemble du
paysage mental des piétons de ce globe. Notons cependant que ce
retour là ne se situe pas seulement sur le terrain du service rendu
mais aussi sur celui du gain d'image. Et nous voilà, Narcisse
augmenté, guettant la reconnaissance dans les parages tonitruants de
la bonté.
dimanche 21 février 2016
samedi 20 février 2016
Rendre obscène la bêtise régnante
"Aucune raison d'endurer un an et demi de campagne électorale dont il est déjà prévu qu'elle s'achève par un chantage à la démocratie. Formons plutôt un tissu humain assez riche pour rendre obscène la bêtise régnante, et dérisoire l'idée que glisser une enveloppe dans une urne puisse constituer un geste - a fortiori un geste politique."
La tribune de Julien Coupat et d'Eric Hazan débute ainsi sur le site de Libération et l'on peut poursuivre sa lecture en appuyant là.
La tribune de Julien Coupat et d'Eric Hazan débute ainsi sur le site de Libération et l'on peut poursuivre sa lecture en appuyant là.
vendredi 19 février 2016
Mémoires amoureux
Ce pourrait être de
beaux ouvrages, le genre de volumes que l'on feuillette l'après-midi
pour poivrer sa sieste. Certains y feraient le compte de leurs élans.
D'autres établiraient la carte de leurs égarement, fussent-ils les
plus séminaux. S'y dessinerait en creux le portrait de notre époque.
D'aucuns protesteraient en affirmant que dans ce genre de mémoires,
on ne trouve que des silhouettes. Il serait alors
loisible de répondre que, dans ce domaine, on n'est jamais sûr de
faire forte impression.
jeudi 18 février 2016
Deux bons coups de marteau
Lorsque nous serons parvenus à cette administration générale et économique de la terre qui nous attend inévitablement, l’humanité, en tant que mécanisme, pourra trouver au service de celle-ci son sens le plus propre : - car elle sera alors un énorme rouage, composé de pièces toujours plus petites, d’une adaptation toujours plus subtile, qui rendra de plus en plus superflus tous les éléments qui commandent et dominent ; étant devenue un ensemble d’une force énorme dont les différents facteurs représentent des forces minimales et des valeurs minimales.
Mais celui
qui, par son savoir, précipite la nature dans l’abîme du néant,
doit s’attendre aussi à éprouver sur soi-même les effets de la
dissolution de la nature.
Friedrich Nietzsche
mercredi 17 février 2016
Franchir la ligne rouge ?
Un camarade m'a transmis ces extraits du livre de James Jones,
Mourir
ou crever (Stock,
1962) dont le cinéaste Terence Malick a tiré son chef d'oeuvre :
The thin red line. Chacun se reconnaîtra...
Ce
livre est joyeusement dédié aux plus grandes et aux plus héroïques
des entreprises humaine : la Guerre
et l’Art
de la guerre ;
puissent-elles ne jamais cesser de nous apporter le plaisir,
l’excitation et la stimulation dont nous avons besoin, ni de nous
fournir les héros, les présidents et les chefs, les monuments et
les musées que nous leur érigeons, au nom de la Paix.
*
Le sergent-chef
Welsh… n’arrêtait pas de murmurer tout bas, tout en souriant
sournoisement à Fife : « La propriété. La propriété.
Tout pour la propriété. » Parce que ce n’était pas autre
chose, c’était ça et pas autre chose. La propriété de celui-ci,
ou de celui-là. D’une nation ou d’une autre. Tout avait été
commencé, tout continuait, pour une histoire de propriété. Une
nation voulait, estimait avoir besoin, avait peut-être vraiment
besoin, d’une propriété accrue ; et le seul moyen de
l’obtenir, c’était de la prendre à une autre nation qui y
tenait, tiens donc. Il n’existait plus de propriétés libres, sans
propriétaires, sur cette terre, et voilà tout. C’était ça et
pas autre chose. Welsh trouvait cela prodigieusement amusant. « La
propriété, marmonnait Welsh pour lui-même trop bas pour que
d’autres puissent l’entendre, tout pour la propriété.
*
Ça finirait certainement un jour, sûrement par la victoire
– à cause de la production industrielle. Mais cet instant dans le
temps n’avait aucun rapport avec les hommes engagés dans ce combat
précis. Certains en réchapperaient, mais aucun individu ne pouvait
être sûr de survivre. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas
rond dans la façon de compter. Toute l’entreprise était trop
vaste, trop compliquée, trop technique pour qu’un individu y ait
sa place. N’importaient que les collections d’individus, les
masses humaines, les nombres
d’hommes. Le poids d’une telle proposition était accablant,
presque trop lourd à supporter, et Bell aurait aimé en détourner
son esprit. Des hommes libres ? Ha !... Un mythe à la con,
oui ! Des masses
d’individus libres, peut-être…
Le reste du temps,
Storm avait eu les miches à zéro. Et la corrida, le spectacle, le
défi, l’aventure de la guerre, ils pouvaient se torcher le cul
avec. Tout ça, c’était peut-être très bien pour les officiers
de camp et le haut État-major qui tirait les ficelles, et décidaient
de ce qu’on ferait ou non. Mais tous les autres n’étaient que
des outils – des outils avec un numéro de série, un matricule
bien marqué dessus. Et Storm n’aimait pas être un outil. Surtout
quand l’outil risquait de se faire tuer ! Et merde pour
l’organisation.
*
– Mon lieutenant,
je pense qu’on a eu assez de pot. On s’est pas trop mal démerdés…
Quant à ce que je sens, déclara Culn sans se fâcher, l’Armée ni
personne ne me paye une « prime de sentiment ». Alors je
me dis comme ça que j’ai pas à sentir. Je me dis comme ça que
n’aurai pas de sentiment sauf ce qui est absolument nécessaire.
Sentiments minimum. Demain, ça risque d’être salement duraille,
mon lieutenant. Vous savez ça ?
Une autre citation de Culn eut beaucoup de succès et les hommes la
reprirent tous à leur compte : Ils
diront ce qu’ils veulent, je ne suis pas un rouage dans une
machine.
Cela avait été une pensée, et non quelque chose qu’il avait dit
tout haut au Pénible, mais cela exprimait à la perfection ce qu’ils
éprouvaient tous, et ce qu’ils avaient besoin de croire. Ils
reprirent le mot, ils l’appliquèrent chacun à sa propre
situation, et ils y crurent. Ils n’étaient pas des rouages dans
une machine, quoi qu’on en dise. Un seul examina le propos de plus
près. Et il n’alla pas bien loin, parce qu’il avait ses propres
soucis.
*
Pas des rouages dans une machine ? Ils n’étaient pas des
rouages dans une machine ? Ils se prenaient pour quoi, alors ?
Leur désir, leur besoin de croire était pathétique et le choc lui
fit examiner à nouveau l’autre propos, la philosophie. Et il l’a
trouva soudain toute différente. Pas de sentiments ? Ne rien
sentir ? Ne rien sentir si on n’était pas payé pour ?
Pas de souci sans prime de Souci ? Mais qu’est-ce qui leur
arrivait ? Et à lui-même ?
*
Un jour, l’un de ceux-là
écrirait un livre sur toutes ces histoires, mais aucun des autres ne
pourrait y croire, parce qu’aucun d’eux ne se les rappellerait de
la même façon.
*
Le chant du monde
La colline était couverte de grandes
yeuses crépues, couleur de fer. Elle avait une odeur de terre déjà
sèche. Elle était comme un moyeu avec tous les rayons du soleil
rouant autour d'elle. Le radeau entra dans son ombre. La crue du
fleuve avait rempli tout un vallon. C'était un port dans des
châtaigniers. Les feuillages trempaient dans l'eau. Au fond de
l'anse, trois sapins adolescents luisaient au bord d'un pré. Un
ruisseau silencieux comme de l'huile coulait dans de la mousse noire.
Sur ce rivage, l'eau du fleuve dormait. Elle clapotait doucement dans
les branches des arbres. L'air paisible était tout criant du
grésillement des courtilières, des grillons et des sauterelles.
Jean Giono, Le chant du monde.
Simon Leys
Dans son beau recueil de texte intitulé
Le studio de l'inutilité, Simon Leys, qui est aussi l'auteur
d'un des plus beaux textes sur George Orwell que je connaisse –
Orwell ou l'horreur de la politique – parle ainsi d'Henri
Michaux :
Les artistes qui se contentent de
développer leurs dons n'arrivent finalement pas à grand-chose. Ceux
qui laissent vraiment une trace sont ceux qui ont la force et le
courage d'explorer et d'exploiter leurs carences. Dès le début,
Michaux en eut l'intuition : "Je suis né troué", et il
sut en tirer parti avec génie. "J'ai sept ou huit sens. Un
d'eux : celui du manque (...) Il y a de ces maladies, si on les
guérit, à l'homme, il ne reste rien". Aussi faut-il bien
prendre ses précautions : "Toujours garder en réserve de
l'inadaptation." Mais sur ce chapitre, de naissance, il était
bien équipé.
mardi 16 février 2016
Vu
Vu hier, au Select :
il se tient seul devant le comptoir, écharpe en main. Une
lueur parfaitement désespérée dans l'oeil, il accompagne chacun de
ses propos d'un sourire qui indique qu'il n'est jamais dupe de ce
désespoir.
lundi 15 février 2016
L'Aurore
Dans
L'Aurore,
une femme se tient dans l'ombre, mystérieuse, dominatrice. Le génie
de Murnau se révèle dans l'infinie subtilité du cadrage et de
l'éclairage. Elle est la nuit, le désir, l'envie. Un seul coup de
projecteur la transformerait en grue. Gavés de lumière, voilà
longtemps que nous ne sommes plus capable de désirer ainsi. Nous
passons le plus clair de notre temps à courir après des volatiles.
dimanche 14 février 2016
L'habitat de la solitude
Arrangez ça comme vous voulez, la littérature c'est l'habitat de la solitude. Le désir. L'impatience.
Georges Perros, Papiers collés III.
vendredi 12 février 2016
Triangles rouges
L'autocar roulait vite. Au delà des montagnes, le soleil n'était plus qu'une énorme boule rouge que l'horizon n'allait pas tarder à dévorer. Quelques nuages s'étaient amassés vers le nord. Il pleuvrait sans doute dans la nuit.
K. se tourna vers le gros type qui somnolait depuis qu'ils avaient quitté la ville.
« - Vous savez quand on arrive ?
Le type grogna et ouvrit des yeux humides. K. pensa à un hippopotame. En plus, il puait la sueur.
- 'Chai pas.
- On est parti vers quelle heure ?
- Aucune idée, mon gars, fit le gros avant de tourner sa tête massive vers l'allée centrale. » Visiblement, il n'avait pas envie de causer. K. jeta un oeil sur les autres voyageurs. La plupart dormait, la bouche ouverte, la tête roulant au grès des chaos de la route.
K. but une gorgée d'eau. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu aussi soif. Il pensa à Arlette. Dès que le bus s'arrêterait, il trouverait un téléphone. Une petite bouffée d'irritation lui serra l'estomac : qu'est-ce qu'il avait fait de son portable ? Il faudrait qu'il appelle SFR pour bloquer son compte. Manquerait plus qu'on lui crame son forfait !
Il consulta sa montre : sept heures. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Par la fenêtre, les montagnes avaient cédé la place à une vaste plaine de buissons et d'arbres nains. Cet endroit lui rappelait les Baronnies. Gamin, avec son frère et Richard, ils avaient passé des journées entières à en parcourir les bois de mousse et de silex. Peut-être parce qu'il commençait à avoir faim, il se souvint du gueuleton qu'ils avaient fait quelque années plus tard près de Mauvezin, à l'ombre du gros donjon du château. Richard fêtait son premier poste à Toulouse. C'est lui qui régalait. L'eau lui vint à la bouche. Après les foies gras sur canapé, ils s'étaient régalé d'un magret de canard accompagné de fenouils à l'orange et au miel. Qu'est-ce qu'ils s'étaient mis ! Par contre, il n'arrivait plus à se souvenir du nom du vin. Un cahot de la route lui fit cogner du front contre le verre. Un Cahors, ils avaient bu un Cahors mirifique dont le domaine avait un nom génial, un nom à coucher dehors mais qui sonnait bien en bouche. C'était ça : Trotteligotte, un Cahors du domaine de Trotteligotte ! Une splendeur.
Nasillarde et aiguë, la voix du chauffeur fit sursauter la moitié du bus. Le type avait un accent à couper au couteau et mangeait la moitié de ses mots. K. compris vaguement que l'arrêt n'était plus très loin. A ses côtés, le gros ouvrit une paupière et le regarda d'un oeil vague avant de bailler en étendant ses énormes bras au-dessus de lui. K. eut envie d'enfoncer sa tête dans le tas de saindoux que constituaient ses épaules. Il colla de nouveau son front contre la vitre. La pause n'était plus très loin, il pourrait se dégourdir un peu les jambes et téléphoner à Arlette.
Le paysage s'empourprait doucement sous les assauts du crépuscule. K. laissa son regard flotter sur l'horizon jusqu'à ce qu'il sursaute. Un panneau lui frappa la rétine avant de disparaître, aussitôt avalé par la vitesse. C'était un panneau d'avertissement, un triangle encadrant de rouge la silhouette d'un chevreuil bondissant. Qu'est-ce qui lui prenait ? Des panneaux comme ça, il y en avait des milliers sur les routes de France. Pourquoi la vision de ce panneau l'avait fait sursauter ? Il haussa les épaules. Il était crevé, voilà tout Et dire qu'il lui faudrait repasser au restaurant, samedi... Ce boulot le tuerait. Sans oublier le cadeau pour Alice. Arlette ne lui pardonnerait jamais d'oublier l'anniversaire de leur fille.
Il ferma les yeux pour les rouvrir quelques secondes après avec un soupir d'agacement. Ce maudit panneau revenait le hanter. Son triangle rouge n'arrêtait pas de danser devant ses yeux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Pourquoi ce panneau le faisait tiquer ainsi ? Des panneaux de ce genre, il en voyait des dizaines par jour sur la route qui le menait au boulot. Qu'est-ce que celui-là avait de spécial ? Il toussa. Sa gorge était sèche et nouée, signe chez lui d'anxiété. Il but avec difficulté une nouvelle gorgée d'eau à sa bouteille.
Il se radossa à son siège et fixa attentivement le bas-côté de la route. Il y en aurait peut-être d'autres... De toute façon, il n'avait que ça à faire en attendant l'arrêt.
Il entendit le chauffeur descendre un rapport avant d'aborder la côte. Ils roulaient maintenant en plein milieu d'une forêt. Le goudron de la route était fendillé et les talus n'avaient pas été taillés depuis un bon moment. K. respira à fond pour dégager sa poitrine de l'étau qui la serrait depuis quelques minutes. C'était étrange, cette angoissé née depuis qu'il avait vu ce panneau.
Cela faisait combien de temps qu'il n'avait pas pris de vacances ? Cinq ans ? Cinq ans, c'était la moitié de l'âge d'Alice, des années où il avait mal vu grandir sa fille. " - Tu ne la vois pousser qu'à moitié, lui disait souvent Arlette. "
Le triangle dansa à nouveau devant ses yeux. Cela devenait fatiguant cette obsession des panneaux routiers ! Il se força à penser à autre chose. Ce serait peut-être bien qu'il reprenne l'entraînement. C'était vrai, l'entrainement et les matchs le dimanche lui faisaient un bien fou. Chaque fois qu'il croisait Martinez, celui-ci sortait les violons au point que s'en était gênant : depuis qu'il avait arrêté, l'équipe se prenait râteau sur râteau, il était leur ailier n ー 1, leur missile, leur pointeur d'élite...
Sa poitrine se serra à nouveau et d'autres triangles rouges se mirent à danser devant les yeux de K. Il fallait qu'il voit un autre panneau. Ce serait une façon de se délivrer. Parce que, quand même, à bien y repenser, ce truc avait quelque chose qui clochait, un détail qu'il n'arrivait pas à cerner.
L'autobus gronda une dernière fois avant de passer le sommet de la côte puis entama une descente qui menaient droit vers des lumières qui clignotaient au fond d'une vallée.
K. poussa un cri qui fit sursauter le gros dans son sommeil. Un panneau s'annonçait, là, sur le bord de la route ! Malgré la pénombre qui gagnait, il le vit s'approcher le coeur battant, étonné de l'excitation qui le gagnait. C'était un triangle ! Le même panneau que tout à l'heure ! K. plissa les yeux et se colla à la vitre, prêt à graver l'image dans sa mémoire. L'autocar ralentit dans un virage et il eut le temps de le distinguer : c'était bien un panneau avertissant du passage d'animaux sauvages. "- Sauf que, marmonna K. en fronçant les sourcils, sauf que... les cornes du chevreuil ne sont pas dans le bon sens. " Ce qu'il avait vu, il en était sûr à présent, c'était une gazelle. Une gazelle ! L'angoisse qui le tenaillait disparut, remplacée aussitôt par une indignation qui le fit bégayer. Une gazelle ! Et pourquoi pas un lion tant qu'on y était ! S'il s'agissait d'une blague, elle était lamentable. Si ce n'était pas le cas, les types de la DDE étaient vraiment de sacrés branleurs ! Une gazelle !
Il sentit que l'autocar ralentissait puis s'immobilisait. La nuit était tombée. Il avait du s'endormir. Le gros se leva et prit son sac. K. fit de même et se glissa dans le courant des voyageurs qui descendaient. Il posa le pied sur un sol inégal au moment où une bouffée de chaleur l'assaillait. Il eut un vertige et dut s'appuyer contre l'autocar pour ne pas vaciller. Après quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Les voyageurs, accompagnés de ceux qui étaient venu les chercher, s'égaillaient déjà dans les rues mal éclairées qui entouraient la gare routière où il se trouvait. L'angoisse le saisit à nouveau, forte, glacée, labourant chacune de ses veines. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il se dirigea vers un panneau que surmontait un lampadaire et déchiffra les grosses lettres qui le barrait dans toute sa longueur : Tambécounda. Ce nom résonna d'abord en lui à la manière de sons étrangers et hostiles et puis, tout explosa, tout ce qu'il n'avait pas voulu voir et entendre bouscula les portes de sa mémoire pour jaillir dans le présent. Il revit son départ précipité à l'aube, les affaires qu'il avait du rapidement emballer, les cris d'Arlette et de sa fille. Il se mit à trembler et fouilla dans la poche de sa veste de tweed pour en sortir une feuille pliée en trois. Il se força à lire ces mots qui dansaient de façon obscène dans le silence de cette place poussiéreuse et déserte : Notification de l'arrêté de reconduite à la frontière .
Il s'assit sous le panneau et contempla la bouteille à la lumière du lampadaire : il lui restait un peu d'eau. Par contre, il crevait de chaud avec sa veste en laine. Il déplia à nouveau la notification, au bas de la feuille, une main pressée avait griffonné un nom : Justine Khéza. Ce devait être la cousine de son père, le seul lien qu'il conservait avec ce pays qu'il avait quitté bébé. Il était seul, à présent, lui l'enfant de Toulouse, dans l'exotique pays des gazelles.
jeudi 11 février 2016
Double feature (bonus)
Justifications. Ce soucis de la fesse alors que tant disparaissent en Méditerranée ! Ces attentions du cœur quand se dissout le droit du travail ! Ces guipures exposées quand la moindre source nous tourne l'estomac ! Que répondre ? Que ce saccage se retrouve, en ombre portée, sur les peaux que j'évoque ? Que le fait même d'aimer est frappé de nullité par la perspective de notre disparition ? – car nous en sommes là : l'extinction, à deux ou trois siècles près. Que ces solitudes à deux ne sont que la condition nécessaire mais non suffisante de notre libération ? Que ces conjonctions là, malgré tout, offrent l'un des plus beaux faisceau de possibilités qui soient ? Que ceci n'empêche pas cela ?
Fragile. En terre gaste, les prophètes dressent leurs autels tous azimuts : froids calculs et chauds sentiments, science empesée et chakras quotidiens, tout pour ma gueule et don de soi... C'est le bazar de l'ultime, le méli assez mélo des dernières découvertes, le diktat mou d'un renoncement qui a sapé jusqu'à l'ombre de notre courage. Notre corps, douillettement pomponné d'injonctions – des récits écrits par d'autres -, est un drapeau fragile trop heureux de n'être plus qu'en berne.
Père sévère. Avec l'âge, on soupèse avec moins d'ironie l'assertion lacanienne sur l'amour : donner ce que l'on a pas à quelqu'un qui n'en veut pas. Au-delà du plaisir de l'aphorisme et du jeu syllogistique, on se surprend à creuser le passé pour juger nos déboires. Entre-t-on dans ce schéma que se dessine, avec soulagement, l'impossibilité de l'amour. Et voilà nos pauvres histoires nimbées d'un lustre qui n'est pas sans rappeler le plus modeste : "Je vous l'avais bien dit" de la sagesse populaire. A cette lumière là, c'est presque un soulagement que d'avoir souffert.
lundi 8 février 2016
Double feature
Culte. A
leur début, certains font ce rêve : s'approcher du soleil en de
lentes discussions où le passé est revisité à l'aune de la
vérité. Aventures, billets clandestins, fiascos, saillies fantômes,
tromperies... Rien n'est épargné de ce culte naïf de la purge.
Comme si le récit de ces avanies garantissait d'un présent qui ne
laissera pas pierre sur pierre de leur désir.
Jouir, disent-ils.
La jouissance qu'impose, par lavements progressifs de la sensibilité,
la doxa actuelle est un éclair pauvre, dépouillé des
embuscades, trébuchements et séduisantes erreurs que nous vivons
quand nous nous laissons gagner par l'autre. La jouissance comme seul
but nie le désir et le trésor broussailleux de ses découvertes.
Jouir comme on nous y incite ( « Pas moins de trois orgasmes
par semaine ! »), c'est faire rimer le plus intime avec le mot
de possession – possession d'un manque qui, de toute façon, ne se
livre jamais. Le désir, lui, est échappée belle, offrande de sa
faiblesse à l'autre qui nous tient dans la paume de ses envies et
glisse sous la notre comme une truite.
- Clic. Qu'espèrent-ils trouver dans l'éther du Net, ces chercheurs d'âmes ? On précise ses critères, on mesure ses envies, on sélectionne le bon profil dans le cheptel labellisé. Sur l'écran, nait la possibilité d'une rencontre sans mystère. L'autre se doit d'être présent en pleine lumière afin d'exorciser l'irréductible différence de ce qui n'est pas soi.
- La ronde. J'ai six ans. A l'école, ce matin là, nous dansons une ronde au son d'une chanson diffusée par un électrophone. Je suis obnubilé par une brune à culotte bleue qui tourne à quelques pas de moi. A chaque interruption de la chanson, nous devons nous asseoir. J'ai compris qu'il me reste quelques minutes pour manoeuvrer. Avec une patience effrayante, je réussis à me rapprocher et, lorsque la chanson s'interrompt pour la dernière fois, je suis assis à ses côtés. Son genoux touche le mien. De ma vie, jamais je ne connaitrai plus magnifique accomplissement.
Un si fragile vernis d'humanité
C'est une tarte à la crème des fins de soirée arrosée : comment
devient-on un héros ? Un monstre ? Où se loge le bien ? Le mal ? Qui ne s'est retrouvé, verre en main, face à un convive tout aussi aviné que soi, qui déclare d'un ton assuré : " Moi, sous l'Occupation, eh bien je...".
A l'heure où moult anthropologues se disputent sur la nature bienveillante ou prédatrice des premiers hominidés, là où la découverte de ce qui semblerait être le massacre d'une vingtaine d'hommes et de femmes, il y a dix milles ans, relance le débat entre rousseauistes bon teint et partisans du "Que voulez vous, c'est comme ça, madame", le livre de Michel
Terestchenko tente de répondre à cette question en montrant
d'abord combien est stérile l’opposition entre la croyance dans
l’égoïsme « naturel » de l'être humain et dans celle
de l'altruisme comme sacrifice. Ce n’est pas par « intérêt »
que l’on tue ou que l’on torture, ni par pur altruisme qu’on se
refuse à faire le mal.
Marchant, à sa façon, sur les traces d'une Hannah Arendt au procès d'Adolf Eichmann, Terestchenko, à
partir de recherches en psychologie sociale, et en s’appuyant sur
des exemples historiques, montre que héros et
bourreaux ne sont pas des gens exceptionnels. A l'image de Franz
Stangl, commandant du camp d'extermination de Treblinka ou de Marie
et André Trocmé qui, à Chambon-sur-Lignon sauvèrent près de 5
000 juifs avec l'aide de la population du village.
Phénomène troublant : si l'auteur se montre très disert sur les raisons qui font basculer un homme vers le mal, il est plus emprunté lorsqu'il s'agit du bien. Ainsi, pour aller vite, et à l'aune des exemples qu'il donne, Terestchenko
montre que faire le bien résulte de
la fidélité à soi,
de l'obligation, ressentie au plus profond de soi, d'accorder ses
actes avec ses convictions en même temps qu'avec ses sentiments.
Parfois même, il s'agit plus simplement encore, d'agir en accord
avec l'image que l'on a de soi indépendamment de tout regard ou
jugement d'autrui et de tout désir de reconnaissance.
Comme
le dit Michel Terestchenko : « Seul
celui qui s'estime et s'assume pleinement peut résister aux ordres
et à l'autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et
de la détresse d'autrui et, lorsque les circonstances l'exigent,
assumer les périls parfois mortels que ses engagements les plus
intimement
impérieux lui font courir. »
Certes, Michel, certes... Visiblement, nos soirées arrosées par ce thème pourront durer jusqu'à l'aube.
Inscription à :
Articles (Atom)