L'autocar roulait vite. Au delà des montagnes, le soleil n'était plus qu'une énorme boule rouge que l'horizon n'allait pas tarder à dévorer. Quelques nuages s'étaient amassés vers le nord. Il pleuvrait sans doute dans la nuit.
K. se tourna vers le gros type qui somnolait depuis qu'ils avaient quitté la ville.
« - Vous savez quand on arrive ?
Le type grogna et ouvrit des yeux humides. K. pensa à un hippopotame. En plus, il puait la sueur.
- 'Chai pas.
- On est parti vers quelle heure ?
- Aucune idée, mon gars, fit le gros avant de tourner sa tête massive vers l'allée centrale. » Visiblement, il n'avait pas envie de causer. K. jeta un oeil sur les autres voyageurs. La plupart dormait, la bouche ouverte, la tête roulant au grès des chaos de la route.
K. but une gorgée d'eau. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu aussi soif. Il pensa à Arlette. Dès que le bus s'arrêterait, il trouverait un téléphone. Une petite bouffée d'irritation lui serra l'estomac : qu'est-ce qu'il avait fait de son portable ? Il faudrait qu'il appelle SFR pour bloquer son compte. Manquerait plus qu'on lui crame son forfait !
Il consulta sa montre : sept heures. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Par la fenêtre, les montagnes avaient cédé la place à une vaste plaine de buissons et d'arbres nains. Cet endroit lui rappelait les Baronnies. Gamin, avec son frère et Richard, ils avaient passé des journées entières à en parcourir les bois de mousse et de silex. Peut-être parce qu'il commençait à avoir faim, il se souvint du gueuleton qu'ils avaient fait quelque années plus tard près de Mauvezin, à l'ombre du gros donjon du château. Richard fêtait son premier poste à Toulouse. C'est lui qui régalait. L'eau lui vint à la bouche. Après les foies gras sur canapé, ils s'étaient régalé d'un magret de canard accompagné de fenouils à l'orange et au miel. Qu'est-ce qu'ils s'étaient mis ! Par contre, il n'arrivait plus à se souvenir du nom du vin. Un cahot de la route lui fit cogner du front contre le verre. Un Cahors, ils avaient bu un Cahors mirifique dont le domaine avait un nom génial, un nom à coucher dehors mais qui sonnait bien en bouche. C'était ça : Trotteligotte, un Cahors du domaine de Trotteligotte ! Une splendeur.
Nasillarde et aiguë, la voix du chauffeur fit sursauter la moitié du bus. Le type avait un accent à couper au couteau et mangeait la moitié de ses mots. K. compris vaguement que l'arrêt n'était plus très loin. A ses côtés, le gros ouvrit une paupière et le regarda d'un oeil vague avant de bailler en étendant ses énormes bras au-dessus de lui. K. eut envie d'enfoncer sa tête dans le tas de saindoux que constituaient ses épaules. Il colla de nouveau son front contre la vitre. La pause n'était plus très loin, il pourrait se dégourdir un peu les jambes et téléphoner à Arlette.
Le paysage s'empourprait doucement sous les assauts du crépuscule. K. laissa son regard flotter sur l'horizon jusqu'à ce qu'il sursaute. Un panneau lui frappa la rétine avant de disparaître, aussitôt avalé par la vitesse. C'était un panneau d'avertissement, un triangle encadrant de rouge la silhouette d'un chevreuil bondissant. Qu'est-ce qui lui prenait ? Des panneaux comme ça, il y en avait des milliers sur les routes de France. Pourquoi la vision de ce panneau l'avait fait sursauter ? Il haussa les épaules. Il était crevé, voilà tout Et dire qu'il lui faudrait repasser au restaurant, samedi... Ce boulot le tuerait. Sans oublier le cadeau pour Alice. Arlette ne lui pardonnerait jamais d'oublier l'anniversaire de leur fille.
Il ferma les yeux pour les rouvrir quelques secondes après avec un soupir d'agacement. Ce maudit panneau revenait le hanter. Son triangle rouge n'arrêtait pas de danser devant ses yeux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Pourquoi ce panneau le faisait tiquer ainsi ? Des panneaux de ce genre, il en voyait des dizaines par jour sur la route qui le menait au boulot. Qu'est-ce que celui-là avait de spécial ? Il toussa. Sa gorge était sèche et nouée, signe chez lui d'anxiété. Il but avec difficulté une nouvelle gorgée d'eau à sa bouteille.
Il se radossa à son siège et fixa attentivement le bas-côté de la route. Il y en aurait peut-être d'autres... De toute façon, il n'avait que ça à faire en attendant l'arrêt.
Il entendit le chauffeur descendre un rapport avant d'aborder la côte. Ils roulaient maintenant en plein milieu d'une forêt. Le goudron de la route était fendillé et les talus n'avaient pas été taillés depuis un bon moment. K. respira à fond pour dégager sa poitrine de l'étau qui la serrait depuis quelques minutes. C'était étrange, cette angoissé née depuis qu'il avait vu ce panneau.
Cela faisait combien de temps qu'il n'avait pas pris de vacances ? Cinq ans ? Cinq ans, c'était la moitié de l'âge d'Alice, des années où il avait mal vu grandir sa fille. " - Tu ne la vois pousser qu'à moitié, lui disait souvent Arlette. "
Le triangle dansa à nouveau devant ses yeux. Cela devenait fatiguant cette obsession des panneaux routiers ! Il se força à penser à autre chose. Ce serait peut-être bien qu'il reprenne l'entraînement. C'était vrai, l'entrainement et les matchs le dimanche lui faisaient un bien fou. Chaque fois qu'il croisait Martinez, celui-ci sortait les violons au point que s'en était gênant : depuis qu'il avait arrêté, l'équipe se prenait râteau sur râteau, il était leur ailier n ー 1, leur missile, leur pointeur d'élite...
Sa poitrine se serra à nouveau et d'autres triangles rouges se mirent à danser devant les yeux de K. Il fallait qu'il voit un autre panneau. Ce serait une façon de se délivrer. Parce que, quand même, à bien y repenser, ce truc avait quelque chose qui clochait, un détail qu'il n'arrivait pas à cerner.
L'autobus gronda une dernière fois avant de passer le sommet de la côte puis entama une descente qui menaient droit vers des lumières qui clignotaient au fond d'une vallée.
K. poussa un cri qui fit sursauter le gros dans son sommeil. Un panneau s'annonçait, là, sur le bord de la route ! Malgré la pénombre qui gagnait, il le vit s'approcher le coeur battant, étonné de l'excitation qui le gagnait. C'était un triangle ! Le même panneau que tout à l'heure ! K. plissa les yeux et se colla à la vitre, prêt à graver l'image dans sa mémoire. L'autocar ralentit dans un virage et il eut le temps de le distinguer : c'était bien un panneau avertissant du passage d'animaux sauvages. "- Sauf que, marmonna K. en fronçant les sourcils, sauf que... les cornes du chevreuil ne sont pas dans le bon sens. " Ce qu'il avait vu, il en était sûr à présent, c'était une gazelle. Une gazelle ! L'angoisse qui le tenaillait disparut, remplacée aussitôt par une indignation qui le fit bégayer. Une gazelle ! Et pourquoi pas un lion tant qu'on y était ! S'il s'agissait d'une blague, elle était lamentable. Si ce n'était pas le cas, les types de la DDE étaient vraiment de sacrés branleurs ! Une gazelle !
Il sentit que l'autocar ralentissait puis s'immobilisait. La nuit était tombée. Il avait du s'endormir. Le gros se leva et prit son sac. K. fit de même et se glissa dans le courant des voyageurs qui descendaient. Il posa le pied sur un sol inégal au moment où une bouffée de chaleur l'assaillait. Il eut un vertige et dut s'appuyer contre l'autocar pour ne pas vaciller. Après quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Les voyageurs, accompagnés de ceux qui étaient venu les chercher, s'égaillaient déjà dans les rues mal éclairées qui entouraient la gare routière où il se trouvait. L'angoisse le saisit à nouveau, forte, glacée, labourant chacune de ses veines. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il se dirigea vers un panneau que surmontait un lampadaire et déchiffra les grosses lettres qui le barrait dans toute sa longueur : Tambécounda. Ce nom résonna d'abord en lui à la manière de sons étrangers et hostiles et puis, tout explosa, tout ce qu'il n'avait pas voulu voir et entendre bouscula les portes de sa mémoire pour jaillir dans le présent. Il revit son départ précipité à l'aube, les affaires qu'il avait du rapidement emballer, les cris d'Arlette et de sa fille. Il se mit à trembler et fouilla dans la poche de sa veste de tweed pour en sortir une feuille pliée en trois. Il se força à lire ces mots qui dansaient de façon obscène dans le silence de cette place poussiéreuse et déserte : Notification de l'arrêté de reconduite à la frontière .
Il s'assit sous le panneau et contempla la bouteille à la lumière du lampadaire : il lui restait un peu d'eau. Par contre, il crevait de chaud avec sa veste en laine. Il déplia à nouveau la notification, au bas de la feuille, une main pressée avait griffonné un nom : Justine Khéza. Ce devait être la cousine de son père, le seul lien qu'il conservait avec ce pays qu'il avait quitté bébé. Il était seul, à présent, lui l'enfant de Toulouse, dans l'exotique pays des gazelles.
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