Navire
incertain né de la cicatrice des vagues, mes voiles n'ont qu'un
seul port : le Sud, âme de mon âme, où le silence de l'écorce
répond au baiser des calanques, où l'écume chante le frôlement
des méridiens, le sommeil des tomettes dans l'après-midi, la
traversée, la mort, l'exil et ses trafics consciencieux.
Peu
m'importe les rochers signalés par les cartes officielles, au sel
recueilli, ce chant vient de la bouche de Méditerranée.
Que
l'on se munisse de tabac, d'alcool et de café. La radio variera les
angles par-dessus les toits et les mots, fussent-ils écrits au
soleil, s'égareront sur des pages qui, s'ajoutant les unes aux
autres, formeront l'éternel livre de l'incompréhension.
Le
chant n'explique rien, à peine célèbre-t-il des ombres que le
poète lui-même avoue ne pas connaître.
De
l'écume ancienne, j'aime à tirer mes images. Imagine Simos et
Protis, vaillants trimards, touilleurs d'onde au bénéfice de
l'antique Grèce. Galères, amphores, vin, miel, des affaires plein
la tête et les voiles à jeter l'ancre dans un golfe où la berge
court, Tyro, bras tortueux du dieu de la mer, l'agrippant à bras le
corps, et le verre gris-bleu de la mer les enclôt....
Du
bastingage, on voit les collines de pins où se trouvent les Ligures.
"- Bon, dit Simos. Qui s'y colle aujourd'hui ?" Et
l'équipage pointe son index rongé de sel vers la belle gueule de
Protis. Sur le pont, le voici coiffé, pomponné, oint. Un glaive,
des sandales neuves, trois gardes et Protis ronchonne jusqu'aux
sentinelles de Sésobriges.
"- Fonder une ville, s'amuse
le Celte. Là, sur la plage ?" Sésobriges a entendu parler de
l'habileté de ces gens venus de la mer. Un avenir si on sait placer
ses billes. "- Reste avec nous, ce soir. Je marie ma dernière,
Gyptis. On va faire une bringue à tout casser." Les prétendants
avaient été invités au banquet ; le roi lui dit d'offrir l'eau à
celui qu'elle choisissait pour mari. Alors, laissant de côté tous
les autres, elle se tourne vers les grecs et présente l'eau à
Protis, qui d'hôte devenu gendre, reçut de son beau père un
emplacement pour y fonder une ville.
La
Commune de Marseille a précédé de quatre mois la Commune de Paris.
Tournée vers la mer, la ville ignore la capitale pour regarder les
changements venus du large. Sous les collines, près de l'écume : la
Joliette, Saint-Just, la Capelette, Endoume, la Belle de Mai,
Menpenti guettent les couleurs du lointain.
Coincé
entre tradition et modernité, le sudiste cultive l'art du baratin.
Tacite parlait déjà d'une rhétorique du Vieux Port qui résonnait
entre bons mots et envolés lyriques. Anisé, rosé, malté, le verbe
s'épand toujours des villas de Castellane jusqu'aux ANPE de Plan de
Cuques. Rythme, boxe des mots, oubli-mouise, tête d'ail, tête d'Oc,
la langue dans la ligne de sel !
Pour
le reste, on connaît le mélange : quarante races tournant sur l'axe
de Canebière et qu'importe les giclures d'huile si les nuits
rencontrées à Marseille oublient pour un temps les alliances
ironiques, les familles efficaces, les gosses flingués sous les
affiches, la cage de but masquant mon formulaire du RSA, le béton
armant les côtes, les cévenols bénisseurs, tous ces anges, mes
frères, mes ennemis hantés par les fantômes de Flaissières et de
Tapie.
Nous
sommes des racleurs de côte plus que de vrais marins. Beaucoup
rechignent à traverser. Traverser, le verbe est amer ici. On
traversa parce qu'il le fallait. Les sites maritimes ont d'abord été
des colonies fondées par des métèques besogneux qui se sauvaient
du qu'en dira-t-on perfide de leurs cités d'origine.
On
a déniché un coin de soleil, à quoi bon courir après d'autre mal
de mer ?
Il
y a l'intérieur des terres bien sûr, et tous ont fait ce rêve :
nourri de vent, le ciel surprend la nuque à la sortie du bois. Elle
est là, taillant le haut des arbres jusque dans mon carnet. Scalpel
minéral modelant l'azur, la salamandre ondule des marches de
Pourrières jusqu'aux premières rumeurs du Tholonet.
Je
m'assoie, talons dans la glaise, pour me souvenir. Chaque dimanche,
je rendais compte de mes rêves à ses flancs minéraux : soliloques,
cerfs-volants, sources, thym, caillasses. Je taillais du menton des
couloirs de genêts pour rentrer à la nuit, les jambes piquant dans
l'eau de mon bain. Au lit, lumière éteinte, je savais que ses mains
de silence garderaient mon sommeil. Elle bloquait depuis des siècles
les nuages venus d'Atlantique...
Je
marche souvent à ses côtés, un tambour géant qui rythmerait mes
songes.
Jamais
célébration des corps n'est plus belle qu'en été. Je n'oublierai
jamais ces parfums échangés, bouche contre bouche, dans l'immensité
de juillet.
L'air
est mat comme une pomme. Dehors, un feu blanc autour des corps. Rien
n'est dit hors des mots sculptés par le souffle. Tout se joue au
millimètre afin d'amener l'intime à son poids d'incandescence.
Glissements. Sauts de lune. Ventres de truite frissonnants jusqu'à
l'encolure. Mains en liturgie. Balayage des profondeurs. Accélération
lente. Déflagration courbée par le plaisir du cri. Tout,
enfin se livre à qui s'envahit d'abandon.
Les
traditions ont la vie dure ici. Il faut errer en terrasse, capter les
conversations, apprendre que derrière les portes bruissent de drôles
d'étoffes. Vieilles familles et nouveaux élus se mélangent.
Libertins convenus, friponnerie de boucher, perversions appréciées.
De l'utile. Les clans habituels se disputent, infâmes, les blasons
de la ville : petits territoires, petites médailles, petites tombes.
La
vie ici, s'offre à qui jouit du décor. Car tout s'étouffe
moelleusement. Et gare au fringuant butant dans la fourmilière des
profondeurs, la ville compte les meilleurs aliénistes du
département. Montperrin guette les âmes usées par le trafic des
existences.
L'exilé
qui revient goûter aux liqueurs de Sextius, confirme en quelques
gorgées la bonne idée de son premier départ.
Je
le vois, le grand arc promis : une ceinture de chasteté brodée
d'accorts contre les hordes envieuses lorgnant le cul d'Europe ! Ce
congressiste d'un août bruxellois marmonnait vérité dans son vieux
costume de tweed : "On est pour la mobilité des biens et des
cultures, mais pas des hommes."
Le
rêve d'un cercle bleu a volé en éclats. Alexandrie ne sera jamais
reconstruite qu'avec l'argent des morts. Nous avons nos charniers,
des forêts criblées d'os et de réveil-matin, des photos aériennes
et rien ne me fait plus rager que ces toussotements d'amnésiques au
seul nom de Méditerranée. Avouons-le, notre généalogie n'a jamais
évité le fusil et les frontières nerveuses, toutes ces nuits
dopées aux traçantes dans le grand cirque rouge de l'adrénaline.
Il
dit : "- On ne peut plus voyager. Tout est devenu si cher. Et
puis, es-tu sûre de tes cousins ?" Il dit encore : "-
J'aime ton corps parce qu'il me fait penser à la mer, à ces bords
d'écume offerts au voyageurs. C'est un billet d'envie, ça ! Un
œilleton fixé sur les couleurs du large !"
Elle
dit : "- Je ne sais plus ce que tu m'es. Toujours mon père et
ardent compagnon. Un fanfaron démasqué de tendresse qui
m'emprisonne et me libère."
Ce
que nous avons fait de Méditerranée ? La mer se venge. Ses rivages
abandonnent des marins sonnés par la cruauté des vagues
officielles. Des gamins par milliers, mains dans les poches,
soutiennent l'ombre des rues livrées aux assassins. La baie de Volos
admire la balançoire du ciel jusqu'au Golfe du Lion. La Turquie
étrangle en finale ses avants-centre Kurdes. Les cravates
algériennes sont portées par des journalistes, des mères et des
poètes. D'anciens soldats sont choqués par le tango des marchands
sur les vagues de l'Odyssée et j'ai toujours cette manie de faire la
fête, l'ombre de mon amour à portée de mon flingue.
Alors
le Sud ? Le Sud sifflote comme il peut. Flûte moderne, flûte
ancienne, les deux toujours jouées d'une même main. La plage est
sale, l'eau émeraude, les gosses savent toujours s'y amuser.