Il faudra chercher un cataclysme déjà lointain pour
trouver à quoi comparer les temps modernes.
L’Âge d’or, texte
d’introduction au film de Luis Bunuel
Janvier donc, mais cela aurait pu tout aussi bien être
un autre mois, une autre année. Cela survenait le soir, à l’heure
où les ombres et les rumeurs du dehors sont un décor que l’on
regrette de trouver hostile.
Il était allongé sur le tapis, à côté du lecteur de
disques, un cigare endormi dans la main, le regard adouci par un opus
de Grieg. Elle avait envahi le canapé de feuilles manuscrites
supportant les notes d’un livre qu’elle projetait d’écrire au
début de juillet. Deux lampes, posées près de la bibliothèque,
dispensaient une lumière chaude dans le salon.
Cela faisait longtemps, bien avant leur installation
dans cet appartement et on peut affirmer – elle le confirmerait –
que c’était avant même qu’ils emménagent dans l’étroit
studio de la rue M. Des ombres multiples, c’était ça. Un sentiment né
de la lucidité. La conscience amère de la folie du monde, du poison
confortable, de l’eau empoisonnée, de l’air vicié.
L’observation consternée des rapports hystériques entre adultes
infantiles. Ces guerres ricanant à la barbe de justices impossibles.
L'étouffement de la vie sous les mensonges et les coups,
l'éradication du stock humain jusqu’à la dernière goutte de
profit.
Ils le savaient, le sentaient jusqu’à marquer leur
regard d’éclairs gardiens. Le mal régnait par la flemme, la peur
et l’avidité.
Alors écoute, écoute cette musique qui n’est plus
une consolation mais le fantôme de ce qui ne peut plus être
imaginé. Ecris, écris un livre qui ne sera jamais imprimé ou si
peu, et si peu connu, et si mal lu par ceux qui ont perdu l’envie
de la révolte et du cheminement. Reposez-vous, amants, aux heures
laissées en jachère par la machine. Reposez-vous au milieu de ce
bien-être. Combien de fois, chaque soir, vos regards – au moins
cela ! – se croisent, se mêlent afin de ne pas succomber aux
mensonges de cette paix trafiquée. Tout et tous en guerre contre
tous. Vous le savez et refusez de vous mentir. Il n’y a que vous,
si faibles mais ensemble, pour ne pas succomber aux mensonges et aux
peurs de la bouche invisible. Combien de poisons décelés ? Combien
de poisses insinuantes faut-il patiemment désengluer de l’esprit –
si mal parfois, si hâtivement – afin de continuer à penser, à
souffrir donc, le front contre le granit d’un réel à la syntaxe
vacillante ? Et cette fatigue, cette peur qui n’en finissent
pas de tout laminer.
Le disque est terminé. Il se lève. Cernée de
ténèbres, la fenêtre lui apparaît comme un gouffre. Elle est à ses côtés, sa tête posée sur son épaule. Il sent son parfum, sa chaleur. "On va sortir, dit-elle. Il n'y a aucune raison qu'on s'enferme...".
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