vendredi 11 septembre 2015

La mer gelée qui est en nous


Dans ses « Notes noires » de janvier 1995, Jean-Patrick Manchette cite la lettre de Kafka à son ami Oskar Pollak : « Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livre, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamné à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide - un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »
Plus loin, Manchette remarque très justement ceci : « Quelqu’un qui lutte aussi ardemment contre ce qu’il y a de pire manie sans doute « la hache qui brise la mer gelée en nous », mais c’est beau, et la beauté rend heureux, ceux du moins qui ne s’imaginent pas que le bonheur, c’est le confort. »