dimanche 26 avril 2020
vendredi 24 avril 2020
L’autonomie contre la technologie
Le Medef veut confiner l’écologie.
Le Canard enchaîné,
mercredi 22 avril 2020.
La modernité s’est
développée à travers l’antagonisme grandissant entre
l’imaginaire de l’autonomie et l’imaginaire de la maîtrise
« rationnelle ». L’imaginaire de l’autonomie motive
le projet d’une société s’autolimitant au travers de la
réflexivité et de l’action délibérée, individuelles et
collectives. La maîtrise « rationnelle » anime
l’élargissement illimité de l’emprise de l’industrialisme sur
l’ensemble de l’existence humaine et non humaine.
Dans ses composantes
collaborant activement à la démesure industrielle, « La
science offre un substitut à la religion » en incarnant
« l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence –
l’illusion de la maîtrise1. »
Est ainsi tenu pour acquis qu’en tendant asymptotiquement vers la
vérité, elle garantit progressivement et universellement aux
humains, grâce à ses applications industrielles systématiques, la
maîtrise technologique de la nature, de même que la maîtrise
technocratique des sociétés et de leur dérive historique.
Le confort
connecté/aliéné se redouble ainsi du sentiment lénifiant produit
par l’assimilation de tout incident et de toute contrariété à un
problème technico-économique dont la résolution, bien que pouvant
être transitoirement problématique, n’en est pas moins assurée.
Plus l’autonomie se détériore, plus les hommes industriels
sombrent dans l’indifférence, la répétition et le somnambulisme,
plus la légitimité des gouvernements technocratiques tient à la
perpétuation de ce sentiment, et plus les gouvernés volontaires
sont prêts à leur reprocher amèrement le moindre écart à
l’accomplissement de cette chimère.
L’expansion illimitée
de l’industrialisme tient donc à l’illimitation d’une
illusion. Rappelons que pour Freud, une illusion est une croyance
pour laquelle « la réalisation d’un désir est prévalente »
et qui, de ce fait, « renonce à tenir compte de la réalité2. »
Pourtant, malgré le
nombre grandissant des « maîtrises » technologiques
partielles, les hommes industriels – gouvernants et gouvernés –
deviennent toujours plus démunis devant l’ensemble des
contre-effets des actions titanesques qu’ils ne cessent d’exercer
sur la nature, sur les Autres et sur eux-mêmes. Quel événement de
rupture brisera le déni ? Quelle catastrophe leur fera
(re)découvrir que le Progrès est comme un
« scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue3 » ?
Que nulle
Providence, divine ou marchande, guide les pas de la condition
humaine, indissociable de la contingence, du merveilleux et du
terrifiant, dans un monde angoissant dont le sens est voué à
demeurer un insondable mystère.
Il est indéniable que
les humains doivent recouvrir ce monde d’une signification
exclusivement humaine, qu’ils ont en permanence à « se
défendre contre l’écrasante supériorité de la nature » (Freud)
et ne peuvent, pour cela, « éviter
de travailler, d’agir sur et de tuer certaines parties de la nature
pour y établir leur foyer4. »
Mais ces invariants peuvent aussi bien galvaniser qu’assoupir
l’exigence d’instituer des rapports sociaux cherchant, dans et
par l’autonomie, à instaurer un commerce avec la nature fait
d’attentions perspicaces, d’intimité et de réserves.
Le
Covid-19 peut
être considéré comme l’avant-garde spectaculaire des
contre-effets dévastateurs de l’expansion industrielle, de ses
technopoles surdimensionnées, énergivores et polluantes, et de leur
dépendance à l’agro-business. En dévoilant la fragilité de
l’industrialisme face à ses propres conséquences, il est
l’annonciateur de l’extension du domaine de l’immaîtrisable
enfanté par l’illusion de la maîtrise. L’élément le plus
déstabilisant, davantage encore que Tchernobyl et Fukushima, d’une
série d’événements de rupture aussi certains qu’imprévisibles.
Car en
forçant les éléments et les rythmes naturels, en allant à rebours
de leurs déploiements spontanés, plutôt qu’en les accompagnant,
les hommes industriels les détruisent et, en les détruisant,
s’anéantissent, de catastrophe en catastrophe.
Seule
la renaissance collective du projet d’autonomie (politique,
culturelle et
matérielle)
peut contrebalancer – mais pour combien de temps ? – le fait
que « la domination acquise sur la nature devenue domination de
l’homme, excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais
à craindre de la nature5. »
Jacques
Luzi, auteur de Au
rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture
occidentale, de Descartes au transhumanisme,
Éditions de la Lenteur, 2019.
1
Cornélius Castoriadis, Le
monde morcelé, Seuil,
Paris, p. 98.
2
Sigmund Freud, L’avenir
d’une illusion, PUF,
Paris, 1971, p. 45.
3
Charles Baudelaire, « De
l’idée moderne de progrès appliquée aux beaux-arts. Exposition
universelle 1855 », Écrits
sur l’art, LGF, Paris,
1999, p. 260.
4 William
Cronon, Nature et récits.
Essais d’histoire environnementale,
Éditions Dehors, Bellevaux, 2016, p. 237.
jeudi 16 avril 2020
Se souvenir de Luis Sepulveda (1949 - 2020)
L'auteur des Roses d'Attacama, de Hot Line et d'Un nom de toréro, ancien membre de la garde rapprochée de Salvador Alliende et ex guérillero de la brigade Simon Bolivar au Nicaragua, vient de mourir en Espagne à Oviedo. Salutations et respect.
jeudi 9 avril 2020
Le vert paradis des amours enfantines
Je me
lance dans le jour aveuglant. Je marche à pas de loup pour ne pas
effaroucher cette paix reconquise, ce pays de clémence unanime où
je ne pénètre encore qu'en intrus. A quoi bon tant de prudence ? La
voie est libre, cette terre m'accueille à bras ouverts. Les
bûcherons des Arpents, s'ils chantent lointainement entre leurs
coups de cognée, c'est pour me saluer : eux n'ont pas quitté leur
besogne, n'ont pas rompu leurs attaches, pas trahi.
J'avance
avec précaution, comme sur un immatériel fil d'équilibriste. Notre
maison – je l'aperçois de loin – est intacte. Les noirs
bombardiers n'y ont pas touché parce qu'elle s'élève en un espace
que les bombes n'atteignent et n'atteindront jamais. Mon coeur bat à
éclater, mais il ne peut éclater, même de joie : que signifie la
mort, ici ? Je passe la murette du jardin, me dissimule sous les
groseillers.
Germaine
coud, en chantant, devant la fenêtre grande ouverte de la salle à
manger. Seule. Paisible. Patiente. Le menuisier perpétuel continue à
planter ses clous, au village. Germaine lève la tête, regarde
dehors comme si elle attendait quelqu'un ou quelque chose, mais sans
grand souci.
Son
visage désespérément poursuivi sur d'autres femmes, en d'autres
femmes, je l'ai devant moi. Inimitablement vrai, aussi véridique que
mes douze ans ressuscités. Alors, je n'y tiens plus, je cours vers
la fenêtre.
Maimaine
!
Sans
hâte, elle pose son ouvrage, file dans l'entrée, ouvre la porte qui
donne sur le jardin. La voici sur le seuil, les bras tendus,
radieuse.
Mais
il y a encore entre nous une distance incommensurable d'après nos
mètres, une durée que n'évaluent pas nos horloges.
Sa
voix se répercute sous des voutes orphiques.
Oh
! Steve, tu en as mis un temps pour revenir de la pèche !...
André
Hardellet, Lourdes, lentes...
mercredi 8 avril 2020
Obscénités
Avec
les morts, les malades et le désespoir de ceux qui, confinés et
sans travail, voient leurs ressources s'amenuiser dans des lieux qui
n'ont de vie que le nom, ce qui domine, dans ces journées rythmées
par la pandémie, c'est bien l'obscénité.
L'obscénité
légère et labile chez celles et ceux qui, à vingt heures tapantes
chaque jour, applaudissent les personnels soignant livrés le plus
souvent à eux mêmes et sous-équipés. Des femmes et des hommes
aujourd'hui qualifiés de héros par un gouvernement qui, il y a
quelques mois, envoyait ces CRS et ces gardes mobiles les molester
parce qu'ils avaient l'outrecuidance de jeter l'alarme sur l'état de
l'hôpital public. Un gouvernement qui, en témoigne le dernier rapport de la Caisse des dépots et consignations compte bien, la
pandémie officellement résorbée, accélérer le processus de
destruction/privatisation de l'hôpital public entamé par les
précédents gouvernements.
Cette
obscénité là, ne devrait pas surprendre de la part de personnes
qui, au sens le plus clinique du terme, présentent les aspects les
plus évidents de la sociopathie. On peut se demander, par contre, ce
que signifient ces applaudissements sur les balcons du peuple. Car
enfin, qui applaudissent-ils ? Celles et ceux qui, aujourd'hui,
mouillent la blouse (souvent déchirée) et vont au casse-pipe,
littéralement, pour leur sauver la mise ? Ceux là mêmes qu'ils
n'ont pas soutenu, quelques temps auparavant, lorsqu'ils se faisaient
régulièrement matraquer et gazer par la police ? Ou bien,
s'applaudissent-ils eux-mêmes de soutenir un confinement si long ?
On peut aussi penser que, à la façon des enfants effrayés
par le silence de la nuit, ils font un peu de bruit pour se sentir
moins abandonnés par un régime qui a bien montré n'avoir cure de
leur existence...
Une
autre obscénité : celle, satisfaite et repue, d'un Yves Calvi,
supposé journaliste, déclarant, le 12 mars dernier, être las de la
"pleurniche permanente hospitalière", comme le
rappelait cette chère Jane dans son journal.
Il y a
aussi l'obscénité décomplexée, et presque automatique, d'un
Blanquer remerciant, dans une avalanche de mels, les enseigants pour
lesquels il aura toujours fait montre du plus profond mépris, à la
fois pour leur personne et pour leur matière, depuis qu'il est
ministre de l'éducation nationale.
La
liste pourrait continuer à s'allonger jusqu'à la nausée. Brisons
là pour le moment et espérons simplement que ce qui a été appris
une fois ne sera pas oublié.
lundi 6 avril 2020
Covid19 : avant, pendant, après
Afin de continuer à penser, même de façon confinée, cet article inédit de l'ami Jacques Luzi.
Le
Covid-19 n’est pas issu de la génération spontanée. Il n’est
pas un fléau de Dieu. Ni un simple incident de parcours dans le long
fleuve pseudo-tranquille de la modernité.
L’histoire
des coronavirus, de leur origine et de leurs retombées sanitaires,
avait déjà fait l’objet d’études et d’analyses, qui
laissaient entrevoir la pandémie à venir, celle, précisément,
dans laquelle nous sommes embarqués aujourd’hui et qui nous dicte
ses propres contraintes. Ainsi, le journaliste scientifique américain
David Quammen avait prévenu, dans un livre au titre éloquent :
Spillover:
Animal
Infections and the Next Human Pandemic
(W.W. Norton & Company, New York, 2012). Dans « Where will
the next pandemic come from ? And how can we stop it ? »
(Popular
Science,
15 octobre 2012), il écrivait :
Les
pressions et les perturbations écologiques causées par l'homme
mettent toujours plus d’agents pathogènes animaux en contact avec
les populations humaines, tandis que la technologie et le
comportement humains propagent ces agents pathogènes de plus en plus
largement et rapidement. En d'autres termes, les épidémies liées
aux nouvelles zoonoses, ainsi que la récurrence et la propagation
des anciennes, reflètent ce que nous faisons, plutôt que d'être
simplement ce qui nous arrivent.
Au
sein de tout de « ce que nous faisons », la déforestation
est ici l’élément principal. Elle a non seulement favorisé
l’expansion des zoonoses (depuis le sida jusqu’au Covid-19, en
passant par le virus Ébola), mais participe également à la
destruction des communautés autochtones, à l’effondrement de la
biodiversité et au réchauffement climatique. Ce dernier augmente la
fréquence des incendies gigantesques détruisant les forêts, au
risque de devenir un processus auto-entretenu. Avec, comme apothéose
macabre envisageable, la réanimation des virus assoupis dans le
pergélisol et qui, en comparaison, feront probablement passer le
Covid-19 pour une « grippe anodine », pour plagier le
leader de la première puissance mondiale (se reporter à l’émission
que France Culture a consacrée au dégel en cours du pergélisol, le
15 décembre 2018).
Encore
faut-il préciser que la déforestation, depuis au moins un
demi-siècle, sert principalement l’expansion mondiale de
l’agro-industrie, le sacrifice des forêts primaires ou non
permettant l’extension de l’élevage industriel et l’exploitation
à grande échelle de l’huile de palme, du soja (souvent
génétiquement modifié), etc. Les principales firmes sont connues
(Pasco Daewoo, Genting BHS, etc.), ainsi que leurs activités, du
Brésil à la Malaisie, en passant par la République du Congo. Les
filières de distribution et de consommation, mondialisées, sont
également connues et soutenues par l’ensemble des banques et des
États, autoritaires ou libéraux. Il faut bien que la Mégamachine
des « faiseurs d’argent » tourne et tourne encore…
Mais
ce n’est pas tout. Derrière la déforestation et l’agro-industrie,
comment ne pas discerner l’urbanisation outrancière et la
destruction de la paysannerie à l’échelle mondiale (qui ne
s’impose certes pas sans résistance) ? Et la volonté
concomitante d’agglutiner les masses humaines dans des mégalopoles
« connectées », exclusivement nourries par l’industrie
agro-alimentaire « connectée » et rendues définitivement
dépendante des pouvoir industriels « connectés ». Cette
volonté, à son tour, doit être interprétée comme l’expression
ultime de la civilisation du rationalisme instrumental engendrée par
le capitalisme et à présent disséminée sur la surface entière de
la Terre. L’ironie de cette histoire étant que ces masses urbaines
aient fini par apparaître à la fois comme les créatrices
inconscientes (et insouciantes) et comme les principales victimes des
coronavirus.
Cette
ironie cruelle illustre parfaitement le concept de « décalage
prométhéen » introduit par Günther Anders dès 1956, dans le
premier opus de son Obsolescence
de l’homme (Editions
de l’encyclopédie des nuisances, Ivréa, 2002). Il désignait par
là l’écart monstrueux entre les capacités industrielles de
fabrication, fondées sur les principes énoncés par Adam Smith en
1776 (la division technique du travail et la mécanisation
systématique des procédés), et les capacités humaines de
représentation et de perception. Comment l’individu lambda
pouvait-il savoir que la consommation, en France, de produits
contenant de l’huile de palme, ou de poulets nourris au soja OGM
made
in Brazil,
prédisposait son oncle ou sa mère à finir ses jours sous
respirateur artificiel ? Comment, dès lors, pourrait-il s’en
tenir pour responsable ? Et pourtant… C’est la raison pour
laquelle Anders nous invitait à des exercices d’« élongation
morale », afin d’élever notre représentation et notre
perception à la dimension de nos capacités de fabrication. Mais ne
faudrait-il pas, pour avoir seulement le temps de se livrer à ces
exercices, cesser d’être englué à ce qui, fondamentalement, nous
détruit : la division technique du travail et la mécanisation
systématique des procédés de production (et, à l’âge du
numérique, de chacun de nos gestes quotidiens) ? C’est-à-dire,
en premier lieu, s’affranchir collectivement des pensées et de
l’imaginaire de la maîtrise qui, pour avoir fondé le monde
industriel aux xviiie
et xixe
siècles, sont incapables aujourd’hui d’en appréhender le
caractère mortifère manifeste ?
David Quammen, encore :
David Quammen, encore :
À
court terme : Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour
contenir et éteindre l’épidémie de Covid-19. À long terme :
Nous devons nous rappeler, lorsque la poussière retombera, que le
Covid-19 n'était pas un événement nouveau qui nous est arrivé. Il
faisait – et fait – partie d'un ensemble de choix que nous, les
humains, faisons (« How we made the coronavirus pandémic »,
Times
India,
4 avril 2020).
Comme
lors de l’épidémie d’Ebola, contenir et étouffer l’épidémie
de Covid-19 suppose le confinement de la population et l’isolement
des malades, y compris lors des funérailles des défunts (David
Quammen, « Ebola and the New Isolationisme », Time
Inc,
6 octobre 2014). Un calcul simple suffit pour s’en convaincre :
pour une population de 67 millions de personnes (France), 60% de
contaminés et 1% de morts, le Covid-19, hors confinement, aurait
fait en un temps record un minimum de 400 000 victimes, sans
compter celles qu’aurait engendré le chaos provoqué par un tel
traumatisme social. Les tenants du capitalisme et les gouvernements
qui les servent n’entravent pas la Mégamachine de gaieté de cœur,
et dans les pays où ils ont le plus tardé (ou tardent encore) à
contenir leur cupidité (États-Unis, Brésil), le nombre de victimes
va atteindre des sommets, entraînant possiblement des troubles
sociaux anomiques.
Il
est tout à fait légitime d’émettre des critiques à l’encontre
du manque d’anticipation des gouvernants (ils auraient dû savoir,
quand bien même ils ne savaient pas), de l’instrumentalisation
mercantile (vive l’isolement numérique !) ou politicarde de
la situation, de la justification opportuniste de technologies
problématiques (l’IA va nous sauver !), des inégalités face
au risque de contamination, etc. Dans ce contexte, les concepts de
« décalage prométhéen » et d’« exercices
d’élongation morale » sont toujours pertinents, imposant
d’approfondir autant que possible la réflexion jusqu’aux
conséquences des conséquences des mesures prises, ici ou là, pour
contenir l’expansion du virus. Renforcement sécuritaire de
l’hétéronomie ou des aspirations à l’autonomie, politique,
culturelle et matérielle ?
Pour
certains virologues, la crise va durer (six mois, un an, plus ?),
avec des implications sanitaires, sociales et politiques qui, pour
rester imprévisibles, promettent de ne pas verser dans la
réjouissance. En attendant, le confinement et son désœuvrement
forcé peuvent conduire au nihilisme ou à la renaissance. À titre
personnel, je n’ai pu empêcher la remémoration entêtante des
mots tranchants tenus, il y a maintenant longtemps, par Thomas
Bernhard :
Nous
n’avons rien à dire, sinon que nous sommes pitoyables, que nous
avons succombé par imagination à une monotonie
philosophico-économico-mécanique.
Instruments
de la décadence, créatures de l’agonie, tout s’éclaire à
nous, nous ne comprenons rien. Non peuplons un traumatisme, nous
avons peur, nous avons bien le droit d’avoir peur, nous voyons
déjà, bien qu’indistinctement, à l’arrière-plan, les géants
de l’angoisse.
Ce
que nous pensons a déjà été pensé, ce que nous ressentons est
chaotique, ce que nous sommes est obscur.
Nous
n’avons pas avoir honte, mais nous ne sommes
rien non plus et ne méritons que le chaos.
(Discours
prononcé le 22 mars 1968 à l’occasion du Prix National
Autrichien)
Continuerons-nous
à nous soumettre à la monotonie philosophico-économico-mécanique
qui nous a conduit dans l’impasse actuelle et a fait de nous ce que
nous sommes : pitoyables, amollis et irresponsables ?
Désirons-nous, comme nos gouvernants, ou comme ceux qui complotent
ardemment pour en conquérir la position, redémarrer, à quelques
amendements près, la Mégamachine ? Un « nouveau
capitalisme », propose notre ministre de l’Économie, mais
quel capitalisme pourrait limiter l’accumulation de l’argent en
se confinant derrière les frontières ? Demeurerons-nous
suspendus, en compagnie des géants de l’angoisse, aux désastres
que cette Mégamachine ne manquera de provoquer à nouveau, l’un
après l’autre, jusqu’au chaos final ? De combien de
catastrophes, de pandémies, de pénuries, de guerres, aurons-nous
besoin pour comprendre ? Et pour agir en conséquence, dans
l’obscurité d’un monde que nous seuls pouvons éclairer d’un
sens alternatif et d’un autre être-ensemble, entre humains et avec
les non humains ? Nous n’obtiendrons demain que ce que nous
sèmerons aujourd’hui. Si nous persévérons à être guidés par
la cupidité et à semer la mort, nous récolterons l’agonie de
l’humanité, et la honte ne nous sera bientôt plus d’aucune
utilité.
Jacques
Luzi est l'auteur de Au
rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture
occidentale, de Descartes au transhumanisme,
Éditions de la Lenteur, 2019
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