vendredi 24 avril 2020

L’autonomie contre la technologie



Le Medef veut confiner l’écologie.
Le Canard enchaîné, mercredi 22 avril 2020.
La modernité s’est développée à travers l’antagonisme grandissant entre l’imaginaire de l’autonomie et l’imaginaire de la maîtrise « rationnelle ». L’imaginaire de l’autonomie motive le projet d’une société s’autolimitant au travers de la réflexivité et de l’action délibérée, individuelles et collectives. La maîtrise « rationnelle » anime l’élargissement illimité de l’emprise de l’industrialisme sur l’ensemble de l’existence humaine et non humaine. 

Dans ses composantes collaborant activement à la démesure industrielle, « La science offre un substitut à la religion » en incarnant « l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence – l’illusion de la maîtrise1. » Est ainsi tenu pour acquis qu’en tendant asymptotiquement vers la vérité, elle garantit progressivement et universellement aux humains, grâce à ses applications industrielles systématiques, la maîtrise technologique de la nature, de même que la maîtrise technocratique des sociétés et de leur dérive historique.

Le confort connecté/aliéné se redouble ainsi du sentiment lénifiant produit par l’assimilation de tout incident et de toute contrariété à un problème technico-économique dont la résolution, bien que pouvant être transitoirement problématique, n’en est pas moins assurée. Plus l’autonomie se détériore, plus les hommes industriels sombrent dans l’indifférence, la répétition et le somnambulisme, plus la légitimité des gouvernements technocratiques tient à la perpétuation de ce sentiment, et plus les gouvernés volontaires sont prêts à leur reprocher amèrement le moindre écart à l’accomplissement de cette chimère.

   L’expansion illimitée de l’industrialisme tient donc à l’illimitation d’une illusion. Rappelons que pour Freud, une illusion est une croyance pour laquelle « la réalisation d’un désir est prévalente » et qui, de ce fait, « renonce à tenir compte de la réalité2. »

  Pourtant, malgré le nombre grandissant des « maîtrises » technologiques partielles, les hommes industriels – gouvernants et gouvernés – deviennent toujours plus démunis devant l’ensemble des contre-effets des actions titanesques qu’ils ne cessent d’exercer sur la nature, sur les Autres et sur eux-mêmes. Quel événement de rupture brisera le déni ? Quelle catastrophe leur fera (re)découvrir que le Progrès est comme un « scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue3 » ? Que nulle Providence, divine ou marchande, guide les pas de la condition humaine, indissociable de la contingence, du merveilleux et du terrifiant, dans un monde angoissant dont le sens est voué à demeurer un insondable mystère.
 
  Il est indéniable que les humains doivent recouvrir ce monde d’une signification exclusivement humaine, qu’ils ont en permanence à « se défendre contre l’écrasante supériorité de la nature » (Freud) et ne peuvent, pour cela, « éviter de travailler, d’agir sur et de tuer certaines parties de la nature pour y établir leur foyer4. » Mais ces invariants peuvent aussi bien galvaniser qu’assoupir l’exigence d’instituer des rapports sociaux cherchant, dans et par l’autonomie, à instaurer un commerce avec la nature fait d’attentions perspicaces, d’intimité et de réserves.

  Le Covid-19 peut être considéré comme l’avant-garde spectaculaire des contre-effets dévastateurs de l’expansion industrielle, de ses technopoles surdimensionnées, énergivores et polluantes, et de leur dépendance à l’agro-business. En dévoilant la fragilité de l’industrialisme face à ses propres conséquences, il est l’annonciateur de l’extension du domaine de l’immaîtrisable enfanté par l’illusion de la maîtrise. L’élément le plus déstabilisant, davantage encore que Tchernobyl et Fukushima, d’une série d’événements de rupture aussi certains qu’imprévisibles. Car en forçant les éléments et les rythmes naturels, en allant à rebours de leurs déploiements spontanés, plutôt qu’en les accompagnant, les hommes industriels les détruisent et, en les détruisant, s’anéantissent, de catastrophe en catastrophe.

  Seule la renaissance collective du projet d’autonomie (politique, culturelle et matérielle) peut contrebalancer – mais pour combien de temps ? – le fait que « la domination acquise sur la nature devenue domination de l’homme, excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais à craindre de la nature5. »

Jacques Luzi, auteur de Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture occidentale, de Descartes au transhumanisme, Éditions de la Lenteur, 2019.


1 Cornélius Castoriadis, Le monde morcelé, Seuil, Paris, p. 98.
2 Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, PUF, Paris, 1971, p. 45.
3 Charles Baudelaire, « De l’idée moderne de progrès appliquée aux beaux-arts. Exposition universelle 1855 », Écrits sur l’art, LGF, Paris, 1999, p. 260.
4 William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, Éditions Dehors, Bellevaux, 2016, p. 237.
5 Therodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilé, Payot & Rivages, 2001, p. 256.


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