mercredi 18 avril 2018

Le sens des limites

 

On lira avec profit cet entretien du philosophe Renaud Garcia, auteur de Le sens des limites : l'abstraction capitaliste, et dont nous partageons bien des vues sur la chienlit présente. Pour la bonne bouche - et afin d'y goûter -, un extrait de ses propos :

 

Votre livre s’attaque plus à l’aliénation capitaliste qu’à l’exploitation et à la domination. Vous entendez combattre « trois grands rapports d’étrangeté au monde, aux autres et à soi-même, tels que Marx les envisage dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il évoque la réduction de la vie individuelle à une abstraction sous l’effet du travail aliéné. » Pourquoi ce choix ?

 

Il faut tout de suite préciser qu’il serait oiseux, voire inconséquent, de passer sous silence la question de l’exploitation, sous prétexte d’une analyse des changements dans la constitution du système capitaliste. J’y consacre d’ailleurs une section spécifique de l’ouvrage, tout comme aux formes de domination d’ailleurs (sur les thèmes du virilisme et du sexisme, liés à la centralité du travail abstrait). De toute manière, comment comprendre quelque chose au capitalisme, en tant qu’organisation faite pour extraire de la survaleur, sans parler d’exploitation ?

Cela étant posé, je prolonge et systématise dans ce livre l’idée directrice du Désert de la critique, qui visait à reprendre pied sur une théorie critique de l’aliénation, en restituant sa portée à une notion de nature humaine plus souple, moins massive, comprise sous l’angle de la vie humiliée ou falsifiée. J’admets tout à fait les critiques que l’on peut adresser à l’idée d’aliénation, notamment en raison d’un certain flou sémantique. Aussi, je m’efforce de retravailler la notion en prenant toujours comme point d’appui le monde de la vie et les habiletés ordinaires (“vernaculaires”, dirait Ivan Illich) que l’on y développe : aimer, dialoguer, habiter, manger, cuisiner, jouer, se soigner, etc. 

Dans ces conditions, l’aliénation se présente comme une forme intégrale de dépossession de la subjectivité vivante, qui intervient lorsque les différents « savoirs de la vie » (M. Henry) cités ci-dessus se trouvent transférés sur un plan abstrait, où seule compte la logique d’accumulation de la valeur en fonction de procédures techniques normées. En ce sens, l’aliénation désigne bien un phénomène central sous le règne de l’abstraction capitaliste : elle advient par exemple lorsque la subjectivité sensible apprend à réifier ses émotions pour correspondre au profil exigé par un site de rencontres, lorsque le mangeur quotidien se trouve sommé de comptabiliser ses apports nutritionnels, lorsque l’individu adapté à la norme de la santé parfaite réduit en algorithmes ses dernières performances sportives, et bien entendu lorsque chaque travailleur se voit englué dans la contrainte du temps et le remplissement d’objectifs chiffrés détachés de tout sens concevable.

À partir de cette redéfinition, où je croise notamment les contributions de Michel Henry (dans sa relecture controversée de Marx) et du courant de la critique de la valeur (Wertkritic), s’explique le choix thématique de l’ouvrage. Il est orienté par la volonté de mener, autant que faire se peut, une critique centrale et non sectorielle du capitalisme. C’est, par ailleurs, essentiellement pour les besoins de l’exposé (avec également un clin d’œil philosophique au mouvement de “mise en suspens” du monde effectué dans le processus de “réduction phénoménologique”, censé recentrer l’analyse sur le vécu intime de la conscience) que j’étudie successivement les conséquences (et les résistances à lui opposer) de l’abstraction capitaliste sur le monde, les autres et enfin nous-mêmes. Mais dans les faits, bien entendu, par cela même que nous sommes au monde avec les autres, tout cela se rejoint.



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