On lira avec profit cet entretien du philosophe Renaud Garcia, auteur de Le sens des limites : l'abstraction capitaliste, et dont nous partageons bien des vues sur la chienlit présente. Pour la bonne bouche - et afin d'y goûter -, un extrait de ses propos :
Votre livre s’attaque
plus à l’aliénation capitaliste qu’à l’exploitation et à la
domination. Vous entendez combattre « trois grands rapports
d’étrangeté au monde, aux autres et à
soi-même, tels que Marx les envisage dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il évoque la réduction de la vie
individuelle à une abstraction sous l’effet du travail aliéné. »
Pourquoi ce choix ?
Il faut tout de suite préciser qu’il
serait oiseux, voire inconséquent, de passer sous silence la
question de l’exploitation, sous prétexte d’une analyse des
changements dans la constitution du système capitaliste. J’y
consacre d’ailleurs une section spécifique de l’ouvrage, tout
comme aux formes de domination d’ailleurs (sur les thèmes du
virilisme et du sexisme, liés à la centralité du travail
abstrait). De toute manière, comment comprendre quelque chose au
capitalisme, en tant qu’organisation faite pour extraire de la
survaleur, sans parler d’exploitation ?
Cela étant posé, je prolonge et
systématise dans ce livre l’idée directrice du Désert de la
critique, qui visait à reprendre pied sur une théorie critique
de l’aliénation, en restituant sa portée à une notion de nature
humaine plus souple, moins massive, comprise sous l’angle de la vie
humiliée ou falsifiée. J’admets tout à fait les critiques que
l’on peut adresser à l’idée d’aliénation, notamment en
raison d’un certain flou sémantique. Aussi, je m’efforce de
retravailler la notion en prenant toujours comme point d’appui le
monde de la vie et les habiletés ordinaires (“vernaculaires”,
dirait Ivan Illich) que l’on y développe : aimer, dialoguer,
habiter, manger, cuisiner, jouer, se soigner, etc.
Dans ces
conditions, l’aliénation se présente comme une forme intégrale
de dépossession de la subjectivité vivante, qui intervient lorsque
les différents « savoirs de la vie » (M. Henry)
cités ci-dessus se trouvent transférés sur un plan abstrait, où
seule compte la logique d’accumulation de la valeur en fonction de
procédures techniques normées. En ce sens, l’aliénation désigne
bien un phénomène central sous le règne de l’abstraction
capitaliste : elle advient par exemple lorsque la subjectivité
sensible apprend à réifier ses émotions pour correspondre au
profil exigé par un site de rencontres, lorsque le mangeur quotidien
se trouve sommé de comptabiliser ses apports nutritionnels, lorsque
l’individu adapté à la norme de la santé parfaite réduit en
algorithmes ses dernières performances sportives, et bien entendu
lorsque chaque travailleur se voit englué dans la contrainte du
temps et le remplissement d’objectifs chiffrés détachés de tout
sens concevable.
À partir de cette redéfinition, où je
croise notamment les contributions de Michel Henry (dans sa relecture
controversée de Marx) et du courant de la critique de la valeur (Wertkritic),
s’explique le choix thématique de l’ouvrage. Il est orienté par
la volonté de mener, autant que faire se peut, une critique centrale
et non sectorielle du capitalisme. C’est, par ailleurs,
essentiellement pour les besoins de l’exposé (avec également un
clin d’œil philosophique au mouvement de “mise en suspens” du
monde effectué dans le processus de “réduction phénoménologique”,
censé recentrer l’analyse sur le vécu intime de la conscience)
que j’étudie successivement les conséquences (et les résistances
à lui opposer) de l’abstraction capitaliste sur le monde, les
autres et enfin nous-mêmes. Mais dans les faits, bien entendu, par
cela même que nous sommes au monde avec les autres, tout cela se
rejoint.