Accoudé au Comptoir, on écoutera Alfredo Gomez-Muller, l'auteur de Nihilisme et capitalisme, nous causer du nihilisme, rejeton certifié du capitalisme.
Pour la bonne bouche, on lira, ci-dessous, quelques extraits de son propos. Quant à l'intégralité de l'entretien, on la trouvera ici.
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Nietzsche resignifie le mot
“nihilisme”, qui existait déjà avec une tout autre
signification, pour en faire un concept qui confère une première
forme intelligible à ce phénomène du vide de sens ou – dans
le langage des philosophies de l’existence du XXe
siècle – de l’absurdité de l’existence. Il ne
s’agit pas d’une expérience purement “individuelle” ou
subjective car la subjectivité se constitue dans l’intersubjectivité
et se construit socialement, dans les interactions quotidiennes des
uns avec les autres au sein d’une certaine société et d’une
certaine culture. Le nihilisme est produit socialement et
“culturellement” au sein des sociétés européennes les plus
industrialisées (Nietzsche parle de « nihilisme
européen ») ainsi que des États-Unis, une société qui
reproduit en Amérique l’essentiel du modèle économique et social
instauré par le capitalisme industriel en Europe. Le nihilisme est
la vision du monde inhérente au capitalisme, qui enferme la vie
humaine dans un monde de finalités sans fin, de finalités
dépourvues de sens.
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Dans ce monde toute chose est saisie
comme susceptible d’une appropriation privée et accumulative
permettant d’accroître l’influence et le pouvoir sur les
autres ; le monde est par là même le lieu de la lutte de tous
contre tous. Le monde en tant que tel est assigné à la
signification unique de l’appropriable au service du
pouvoir sur les autres, c’est-à-dire de la domination. Le
monde n’a pas de sens, il possède exclusivement la signification
de l’appropriable au service de la domination. Au
XVIIe siècle, au moment de la première expansion du
capitalisme, Hobbes avait déjà posé l’avoir et le
pouvoir comme finalités ultimes de la vie humaine, et
affirmé que ces deux finalités font système. Le nihilisme
capitaliste produit et est à la fois produit par une forme de
subjectivité individualiste et possessive (« l’individualisme
possessif » étudié par C.B. Macpherson), qui a perdu la
capacité de créer du sens et des valeurs. L’eau, la terre et déjà
l’air que nous respirons deviennent ressources pour
l’accroissement du Capital, tout comme les êtres humains qui
deviennent "ressource" et marchandise. Le nihilisme n’est pas un état de la culture, car
le propre de la culture est sa capacité à recréer sans cesse du
sens et des valeurs qui disent l’exigence éthique de la
solidarité. Le nihilisme capitaliste est plutôt un état de
l’anti-culture.
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La modernité capitaliste, et non
pas “la” modernité en général, tend à chasser de
l’espace public et de la conscience des personnes tout
questionnement sur le “pourquoi”, à tel point que le sens de la
question elle-même tend à disparaître dans un monde d’individus
affairés et soucieux des meilleurs moyens permettant de maximiser
profits et performances. Reste cependant, en dehors du problème de
l’invasion de la rationalité instrumentale, la question de la
configuration proprement capitaliste de la technique. La technique
moderne est très largement configurée par l’intérêt capitaliste
de maximisation du rendement et du profit privé, et, plus
précisément, par le fait que cet intérêt prime sur l’intérêt
général de la société. La technique industrielle configurée par
le capitalisme a pu fabriquer des machines et des formes
d’organisation du travail qui sont peu respectueuses de la nature
et de l’intégrité des humains qui sont, par exemple, asservis à
des rythmes imposés par la machine, c’est-à-dire par les agents
techniques de l’intérêt capitaliste. L’organisation technique
capitaliste du travail pousse à l’extrême la division du travail,
produisant ainsi des tâches confinées et répétitives dont le sens
échappe au travailleur. Déjà observé par Castoriadis dans les années 1960, ce phénomène s’étend et prend aujourd’hui
la forme des bullshit jobs ou des “jobs à la con”.
L’absence de sens dans la société est aussi la généralisation
du non sens dans le travail.
1 commentaire:
la vision poétique de ce thème par Tarkovski --- > https://www.youtube.com/watch?v=7BRqAWicCTA
Salutations
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