4. L’effondrement des grands récits et la montée de l’insignifiance
« Nous
nous retrouvons dans un espace ni « autonomique », ni
critique, ni même névrotique, mais dans un espace anomique sans
repère et sans limite où tout s’inverse, c’est-à-dire un
espace où tous les individus ne deviennent pas nécessairement
psychotique, mais où les sollicitations pour le devenir abondent. »
Jean-Pierre Dufour, L’Art
de réduire les têtes.
Toute
société normalement constituée transmet à ses membres une culture
grâce à laquelle ils peuvent se repérer dans le monde, donner du
sens à leur univers et à leur propre existence, et se conforter
dans le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue dans
cette communauté-là. L’illusion collective joue, à n’en pas
douter, un rôle non négligeable dans ce partage de valeurs communes
qui fonde la cohésion sociale ; mais sans cette forme de
communion autour d’un même imaginaire social, c’est tout le
tissu des relations sociales et la vie du groupe qui se trouvent
menacés. Les sociétés sont invivables si elles ne savent
plus inventer des conceptions idéales, des mythes qui
mobilisent les énergies individuelles et soudent les âmes, des
visions du futur qui fondent leurs buts idéaux et leurs espérances.
Aujourd’hui,
tout se passe comme si le système ne cherchait même plus à se
faire désirer ni à obtenir l’adhésion volontaire de ses
subordonnés en leur laissant augurer des lendemains qui chantent. Il
s’impose par inertie grâce à sa fantastique puissance et apparaît
si irrépressible dans sa fuite
en avant que nul ne paraît entrevoir d’issue, d’autant qu’il
est aujourd’hui communément admis qu’il n’y a plus
d’alternatives depuis la faillite de l’expérience prétendument
« communiste ». Et s’il en est qui s’effraient de sa
puissance destructrice, la plupart suggèrent de ralentir son train,
de corriger sa trajectoire, de lui donner un visage humain, de le
moraliser, mais non de le démonter pièce par pièce avant qu’il
n’implose emportant dans sa débâcle l’humanité et la nature.
Si
notre société connaît une montée de l’insignifiance, c’est
précisément parce qu’elle est incapable d’offrir à ceux qui la
composent, de bonnes raisons d’espérer mener une vie bien remplie.
Elle ne donne pas aux individus le sentiment que leur
auto-accomplissement constitue le but de la vie ; au contraire :
elle ne cherche même plus à cacher qu’ils sont au mieux les
simples servants d’une mégamachine qui contient sa propre raison
d’être : la puissance pour la puissance, la production pour
la production, l’accumulation pour l’accumulation, la raison pour
la raison, le progrès pour le progrès, la domination pour la
domination, etc. Les exigences de ce Léviathan technico-scientifique
devenant davantage pesantes et contraignantes, les hommes
apparaissent de plus en plus inadaptés et superflus, en un mot
obsolètes.
Aucune perspective d’avenir ne leur est offerte hormis leur
remplacement par une humanité reprogrammée génétiquement pour
répondre aux besoins du monde des machines. En attendant, ils
devront s’estimer heureux que le système se préoccupe d’assurer
leur survie et les distrait d’une existence insipide en leur
offrant un « cocktail de divertissement abrutissant et
d’alimentation suffisante » - le fameux « tittynainment »
de Zbigniew Brzezinski1.
1
Le conflit autour du projet de réforme des retraites a été, de ce
point de vue, révélateur d’un double vide : il a montré
que les gouvernants pas plus que ceux qui contestaient sa politique
de « régression sociale » n’étaient porteurs de ce
qu’il est convenu d’appeler un « projet de société »
pour l’avenir. Les uns soutenaient qu’ils paraient au plus
pressé et que les conditions de vie dans le futur seront pires
qu’actuellement, les autres entendaient simplement défendre les
« acquis sociaux »…
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