7.
Nécessaire utopie
Mais
il reste encore maints visages de femme capable de nous émouvoir.
Une aube sans propriétaire et des risques à vivre autrement
fascinants que les risques économiques… Nous ne nous résignerons
jamais.
François
Lonchampt, Alain Tizon,
Votre révolution n’est pas la mienne
Si
une revue de critique sociale avait inscrit dans son « cahier
de charges » le programme même que Marx se fixait en 1843,
à savoir : « la critique impitoyable de tout ce qui
existe », nous n’aurions certainement pas éprouvé le besoin
d’encombrer les rayons des librairies d’une nouvelle publication.
Mais, quand elles ne se complaisent pas dans la feinte, savante et
subventionnée dissidence, ou, à l’opposé, dans l’emphase et
l’incantation révolutionnaires, les revues existantes nous
paraissent avoir succombé au démon du rationalisme pur, de la
théorie froide, cette « hideuse idole » moderne qui se
sert des hommes pour alimenter la machine à feu du progrès. Ceux
qui théorisent, et parfois avec une réelle perspicacité, donnent
souvent l’impression d’avoir adopté, par mimétisme, les règles
de conduite dont se prévalent les chercheurs : « œil
froid et sec », neutralité axiologique, rejet de tout
sentiment…, au point que l’on en vient à s’interroger sur les
motifs de leur ressentiment.
Marx
aurait fait sien le principe de Spinoza : « Ni pleurer, ni
rire. Comprendre ». Un autre a pu ajouter que comprendre, c’est
déjà pardonner. Pour nous, il s’agit de comprendre le monde dans
lequel nous vivons mais sans faire abstraction de nos jugements de
valeur, et encore moins avec l’intention de « pardonner ».
Nous n’imaginons pas qu’une critique sociale radicale puisse
faire l’impasse sur le moment de la révolte. Mais à camper sur ce
terrain, on risque de choir dans la « critique moralisante »,
celle-là même que le système peut absorber et assimiler sans
danger pour lui. On ne doit pas pour autant envisager un dépassement
de la phase de révolte en laissant accroire que la condamnation de
l’ordre capitaliste ne peut être fondée que sur la seule raison.
L’histoire a montré que, à prétendre combattre le système sur
son terrain de prédilection, avec ses propres armes, on le conforte
dans ses fondements plus qu’on ne menace son existence. Cela ne
signifie pas qu’il faille congédier la raison : il est
simplement question d’admettre ce que le système s’efforce de
cacher, en l’occurrence « l’incomplétude de la raison » :
la raison est incapable de fonder rationnellement sa propre
hégémonie. Chez tout individu, dans toute société y compris la
nôtre qui en entretient le culte et lui confère le rôle et le
statut d’instance suprême, il y a une part décisive de la
conscience et de la vie – l’imaginaire – qui lui est
irréductible. La raison doit donc demeurer subalterne, subordonnée
à une démarche et à des fins qui, aussi louables soient elles, ne
sont pas plus rationnelles que celles poursuivies par des
capitalistes, des prêtres ou des savants. En résumé, prolonger, et
non dépasser, le moment de la révolte sans perdre de vue les
motivations premières sous peine de se laisser prendre au piège de
la ratiocination.
A
propos d’auteurs qui, comme Swift, cachaient sous le voile d’un
cynisme désabusé leur rancœur contre les bouleversements de leur
univers, George Orwell notait : « Leurs opinions sont
d’autant plus extrêmes qu’ils se savent impuissants à
influencer le cours des événements. » Il est un fait que la
conviction d’être emportés par un violent mouvement débridé qui
promet à l’humanité petites et grandes catastrophes, invite à
épouser les thèses les plus radicales, celles qui révolutionnent
tout de fond en comble. Mais en quoi une telle attitude serait-elle
répréhensible ? On ne saurait pâtir d’un excès de
lucidité. Nous voulons bien croire que, dans les situations où,
pour des raisons de simple humanité, il est impératif de parer au
plus pressé, le sentiment de l’urgence dicte les solutions jugées
les plus pragmatiques. Mais bien souvent l’obligation d’agir dans
le court terme est invoquée, au nom de l’efficacité et de la dure
nécessité, pour justifier quelques prébendes, donner libre cours à
sa soif de pouvoir sous couvert d’administrer les choses, et
discréditer comme dangereux rêveurs ceux qui, se refusant à gérer
le système, entendent traiter les problèmes à leur racine.
Ceux-là, qui ne voient de réelles solutions que dans un changement
radical des structures politiques, sociales, culturelles, sont
considérés comme d’« incorrigibles utopistes », alors
que, note Castoriadis, ceux qui ne sont pas capables de voir deux ans
plus loin que leur nez sont évidemment des réalistes. Nous ne
craignons pas de passer pour des utopistes : eux, au moins,
proposent un projet qui, quand bien même serait-il irréalisable,
offre des raisons de vivre et de se battre contre toutes les formes
d’oppression. On devrait savoir qu’il en va des sociétés comme
des individus : à force de les empêcher de rêver, elles
finissent par devenir folles .
Se
revendiquer ouvertement d’une utopie constitue le prolongement
logique et nécessaire de notre critique de la société
industrielle. Car il ne s’agit pas simplement d’expliquer contre
quoi nous nous battons, mais aussi pour quoi nous nous battons. La
référence à une forme idéale de communauté humaine nous offre en
outre l’appréciable avantage de nous dissocier de courants de
pensée nauséeux. En ces moments obscurs où les traditionnelles
oppositions idéologiques paraissent émoussées par l’évolution
du monde moderne, la critique radicale et anti-progressiste risque de
nous faire rencontrer des auteurs fort peu ragoûtants. Si nous
estimons que toute idée susceptible d’alimenter notre réflexion
mérite d’être examinée afin d’élargir le libre débat
contradictoire, et si, dans cet esprit, nous faisons nôtre le
précepte adornien qui consiste à mettre tous les arguments
réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de
l’Aufklärung
progressiste tout au moins, de son seul versant émancipateur –,
nous veillerons à ce qu’une telle démarche ne nous conduise pas à
de fâcheux compagnonnages.
Pour éviter toute équivoque, notre
critique appréhende la société comme un tout indissociable et
n’épargne aucune de ses composantes essentielles –
technico-économiques, social-politique, idéologico-culturelle :
elle vise le règne envahissant de la marchandise, le délire
technico-scientifique, le scandale du salariat, la « monstrueuse »
institution étatique et ses appareils répressifs et idéologiques
(justice, police, armée, école, université, sciences, médias,
églises,…), l’exploitation et l’aliénation sous toutes ses
formes, l’idéologie de l’« individualisme possessif »
et celle du Progrès, le scientisme et l’expertocratie, le
spectacle, … et toutes ces idéologies réformistes (citoyennisme,
anti et altermondialisme, écologisme, tiers-mondisme,
droitsdel’hommisme…) ou réactionnaires (racisme, sexisme,
nationalisme, intégrisme,…) qui feignent de contester l’ordre
existant. Et, dans le même mouvement, pour que le doute ne soit pas
permis, elle dessine les grandes lignes de l’« utopie »
à réaliser et des modalités de son accomplissement… même si
celui-ci est, de nos jours, renvoyé aux calendes grecques.
Concevoir
une forme idéale de société n’exige pas une imagination
délirante. Les grands traits en ont été ébauchés avec plus ou
moins de bonheur par des faiseurs de mondes rêvés qui ne
parvenaient pas à s’accommoder de celui dans lequel ils vivaient.
Revisiter ces grands classiques de la contestation sociale est en soi
un moyen de réveiller et réhabiliter les espérances de ceux qui,
dans le passé, « ont pris les armes contre un monde mal fait »
pour bâtir une société à la mesure de leur désir de vivre
librement et pleinement. C’est aussi l’occasion d’en corriger
les faiblesses et les défauts à la lumière de l’histoire du
siècle écoulé. On tient les utopies pour nécessairement
irréalisables. C’est là le grief traditionnellement avancé pour
les disqualifier et anéantir l’argumentation de leurs auteurs. En
fait, la question de leur faisabilité se pose davantage au niveau
des forces et des moyens à mobiliser pour leur édification qu’au
niveau de leur viabilité. Le plus souvent, les constructeurs
d’utopies se sont inspirés de formes d’organisation sociale
ayant eu cours dans le passé de leur propre société ou dans des
communautés primitives avant que leur culture ne fût détruite par
les Occidentaux. L’histoire de l’humanité est assez longue et
l’imagination collective des hommes suffisamment grande pour
nourrir l’inventivité des bâtisseurs de sociétés idéales. En
tentant de discerner ce qui mérite d’être sauvé, de séparer ce
qui appartient de droit à l’homme et ce qui est de nature à
fournir des armes contre lui à la collectivité , c’est aussi les
valeurs auxquelles nous sommes attachés que nous essayons de
sauvegarder. Cette tâche est vitale car aujourd’hui le souvenir
sensible
des anciennes sociabilités et des révoltes passées, quand il n’est
pas « remastérisé » par le Ministère de la Vérité,
est battu en brèche par la peur et la résignation. On ne négligera
donc pas ce qu’il est convenu d’appeler la « tradition »
d’autant plus que ceux qui la maintiennent vivante opposent en
général la plus forte résistance au rouleau compresseur du
progrès…