mercredi 6 avril 2016

Corvéables à merci


L’essence de la société (…) est d’exempter le riche du travail : c’est de lui donner de nouveaux organes, des membres infatigables, qui prennent sur eux toutes les opérations laborieuses dont il doit s’approprier le fruit. Voilà le plan que l’esclavage lui permettait d’exécuter sans embarras (…)
 
En supprimant la servitude, on n’a pas prétendu supprimer ni l’opulence, ni ses avantages. On n’a pas pensé à remettre entre les hommes l’égalité originelle ; la renonciation que le riche a faite à ses prérogatives, n’a été qu’apparente. Il a donc fallu que les choses restassent, au nom près, dans le même état. Il a toujours fallu que la plus grande partie des hommes continuât de vivre à la solde, et dans la dépendance de la plus petite, qui s’est approprié tous les biens. La servitude s’est donc perpétuée sur la terre, mais sous un nom plus doux. Elle s’est décorée parmi nous du titre de domesticité. C’est un mot qui sonne plus agréablement à l’oreille ; il présente à l’imagination une idée moins affligeante, et il ne signifie cependant à le bien examiner, qu’une insulte plus cruelle faite à l’humanité (…)

Il est libre, dites-vous ! Eh ! Voilà son malheur. Il ne tient à personne : mais aussi personne ne tient à lui. Quand on en a besoin, on le loue au meilleur marché que l’on peut. La faible solde qu’on lui promet, égale à peine le prix de sa substance pour la journée qu’il fournit en échange. On lui donne des surveillants pour l’obliger à remplir promptement sa tâche ; on le presse ; on l’aiguillonne de peur qu’une paresse industrieuse et excusable ne lui fasse cacher la moitié de sa vigueur ; on craint que l’espoir de rester plus longtemps occupé au même ouvrage, n’arrête ses bras, et n’émousse ses outils. L’économie sordide qui le suit des yeux avec inquiétude, l’accable de reproches au moindre relâche qu’il paraît se donner, et s’il prend un instant de repos, elle prétend qu’il la vole. A-t-il fini, on le renvoie comme on l’a pris, avec la plus froide indifférence, et sans s’embarrasser si les vingt ou trente sols qu’il vient de gagner par une journée pénible, suffiront à sa subsistance, en cas qu’il ne trouve pas à travailler le jour d’après (…)

Il est libre ! C’est précisément de quoi je le plains. On l’en ménage beaucoup moins dans les travaux auxquels on l’applique. On en est plus hardi à prodiguer sa vie. L’esclave était précieux à son maître en raison de l’argent qu’il lui avait coûté. Mais le manouvrier ne coûte rien au riche voluptueux qui l’occupe. Du temps de la servitude le sang des hommes avait quelque prix. Ils valaient du moins la somme qu’on les vendait au marché. Depuis qu’on ne les vend plus, ils n’ont réellement aucune valeur intrinsèque. Dans une armée on estime bien moins un pionnier, qu’un cheval de caisson, parce que le cheval est fort cher, et qu’on a le pionnier pour rien. La suppression de l’esclavage a fait passer ce calcul de la guerre dans la vie commune.

 Henri Linguet, Théorie des lois civiles ou principes fondamentaux de la société (1767)


Merci à J.L. et M.B. pour leur envoi.

Aucun commentaire: