L’essence de la société (…)
est d’exempter
le riche du travail : c’est de lui donner de nouveaux organes,
des membres
infatigables, qui prennent sur eux toutes les opérations
laborieuses dont il
doit s’approprier le fruit. Voilà le plan que l’esclavage lui
permettait
d’exécuter sans embarras (…)
En supprimant la servitude, on
n’a
pas prétendu supprimer ni l’opulence, ni ses avantages. On n’a
pas pensé à
remettre entre les hommes l’égalité originelle ; la
renonciation que le
riche a faite à ses prérogatives, n’a été qu’apparente. Il a
donc fallu que les
choses restassent, au nom près, dans le même état. Il a
toujours fallu que la
plus grande partie des hommes continuât de vivre à la solde,
et dans la
dépendance de la plus petite, qui s’est approprié tous les
biens. La servitude
s’est donc perpétuée sur la terre, mais sous un nom plus doux.
Elle s’est
décorée parmi nous du titre de domesticité. C’est un mot qui
sonne plus
agréablement à l’oreille ; il présente à l’imagination une
idée moins
affligeante, et il ne signifie cependant à le bien examiner,
qu’une insulte
plus cruelle faite à l’humanité (…)
Il est libre, dites-vous !
Eh ! Voilà son malheur. Il ne tient à personne : mais aussi
personne
ne tient à lui. Quand on en a besoin, on le loue au meilleur
marché que l’on
peut. La faible solde qu’on lui promet, égale à peine le prix
de sa substance
pour la journée qu’il fournit en échange. On lui donne des
surveillants pour
l’obliger à remplir promptement sa tâche ; on le presse ; on
l’aiguillonne de peur qu’une paresse industrieuse et excusable
ne lui fasse
cacher la moitié de sa vigueur ; on craint que l’espoir de
rester plus
longtemps occupé au même ouvrage, n’arrête ses bras, et
n’émousse ses outils.
L’économie sordide qui le suit des yeux avec inquiétude,
l’accable de reproches
au moindre relâche qu’il paraît se donner, et s’il prend un
instant de repos,
elle prétend qu’il la vole. A-t-il fini, on le renvoie comme
on l’a pris, avec
la plus froide indifférence, et sans s’embarrasser si les
vingt ou trente sols
qu’il vient de gagner par une journée pénible, suffiront à sa
subsistance, en cas
qu’il ne trouve pas à travailler le jour d’après (…)
Il est libre ! C’est précisément
de quoi je
le plains. On l’en ménage beaucoup moins dans les travaux
auxquels on
l’applique. On en est plus hardi à prodiguer sa vie. L’esclave
était précieux à
son maître en raison de l’argent qu’il lui avait coûté. Mais le
manouvrier ne
coûte rien au riche voluptueux qui l’occupe. Du temps de la
servitude le sang
des hommes avait quelque prix. Ils valaient du moins la somme
qu’on les vendait
au marché. Depuis qu’on ne les vend plus, ils n’ont réellement
aucune valeur
intrinsèque. Dans une armée on estime bien moins un pionnier,
qu’un cheval de
caisson, parce que le cheval est fort cher, et qu’on a le
pionnier pour rien.
La suppression de l’esclavage a fait passer ce calcul de la
guerre dans la vie
commune.
Henri Linguet, Théorie des lois
civiles ou principes
fondamentaux de la société (1767)
Merci à J.L. et M.B. pour leur envoi.
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