Hossein Solemani, d'un geste typiquement oriental, pause
soigneusement son briquet sur le paquet de cigarettes avant de désigner le bout de table
où Guimard est assis.
- En voilà un, commence-t-il sans ambages, qui pourrait être le
paradigme de ce que nous sommes : deux ou trois manuscrits en
attente, des ressources économiques aussi incertaines que
mystérieuses, un zeste d'hypocondrie et un désir de révolution qui se cantonne au rythme
du clavier. Le tout, enveloppé dans un désespoir lui-même en
lambeaux à force d'avoir été ressassé.
Du talent ?
Sentez-vous du talent chez cet homme ? J'ai lu un de ses
manuscrits. Cela s'appelle Les frontières du nord. Je ne sais
qu'en dire et je ne suis pas encore assez saoul mais je vais risquer
un jugement à jeun, cela vaudra ce que cela vaudra. Il a du talent,
un talent des marges, un talent qui promet sans jamais se commettre
avec certaines formes du réel. Regardez-le pointer son index vers la
petite Paulet : il y a de la hargne chaque fois qu'il veut
s'expliquer, ne serait-ce que pour défendre ses goûts en matière
de boissons. C'est la hargne du réprouvé, de celle qui s'injecte
dans un correcteur d'orthographe.
Est-il original ? Sommes-nous
originaux ? Si oui, nous possédons cette originalité
qu'arborent les écrivains inconnus : une morale qui se tient en
dehors de l'hypocrisie actuelle. Finalement, je me demande si cette
morale là ne constituerait pas elle-aussi un créneau, une zone de
marchandisation possible. Il y a une telle demande...
Ceci dit,
regardez ses mains, sa façon de boire son verre de vin, cette
bedaine, ce regard vif. C'est un animal à sang chaud. Un viveur un
peu forcé qui jugule ses peurs sur l'écran de son ordinateur.
Qu'est-ce que l'écriture pour lui ? Pour nous ? Une
adhésion sincère au pouvoir de l'encre ? Allez savoir...
Je ne
sais plus quel mexicain disait que malgré la jungle des câbles, la
forêt des antennes et des paraboles, il faut continuer à écrire
dans l'espoir qu'au milieu de ce bordel quelqu'un nous lira. Une
mystique ? L'unique solution de repli face aux défaites que
nous prenons dans les dents depuis cent ans ? Une lâcheté qui
se dissimulerait derrière des imprécations radicales virant au
calembour à force d'avoir été répétées ? J'aime bien le
regarder car il boit comme s'il ne devait plus jamais boire. Cela me
trouble. Cela me fait penser qu'il y a quelque chose du noyé chez
Guimard. Il faut dire que je vois des noyés partout en ce moment,
des femmes et des hommes submergés par l'absence de solution. Leurs
cadavres flottent parfois entre deux eaux, le plus souvent échouent
sur les plages de Méditerranée comme sur les chaises de cette cave
où, âmes errantes que nous sommes, nous avons échoué.
Pourtant,
je dois l'admettre, nous bougeons encore. Nous respirons. Nous
racontons des histoires. Nous noircissons carnets et écrans à la
recherche de je ne sais quoi. La vérité ? Comme vous, ce genre
de mot me donne des aigreurs d'estomac. Je me sens toujours assez
petit garçon quand quelqu'un les ramène sur la table. Soyons plus
modestes. Je parierais que nous cherchons surtout un lecteur
attentif. Quelqu'un qui mêlera ses erreurs aux nôtres pour que nous
puissions donner un sens aux mots que nous avons empilé là.
L'intégrité? Regardez Guimard, il est amoureux d'Ampus, cela crève
les yeux tout autant que le poids qu'il a perdu depuis qu'il la
connaît. Il fait un régime, je vous l'assure ! Pourtant, je ne suis
pas certain qu'il ne cèderait pas au sirènes d'un autre éditeur si
par hasard celles-ci venaient lui chanter les mirages d'une
publication. Et alors là, l'amour... Il ne resterait sans doute de
son élan qu'un peu d'encens qu'il n'aura pas eu le temps de brûler.
Je suis un persifleur et cela n'est pas très respectueux lors d'une
première rencontre. Mais enfin, que faisons-nous ici sinon des ronds
de jambes en prenant des airs de cul-de-jatte ? Suis-je aussi
hypocrite que j'en ai l'air ? J'aime bien Ampus mais j'ai
compris que la soif qui la taraude n'est pas très différente de la
notre. Vous voyez la façon dont elle est assise ? Le buste en
avant, les mains ouvertes, le regard prêt à caresser tout ce que
nous lui lançons. Vous avez vu comme elle s'offre ? Pour quelqu'un
comme moi, s'en est presque gênant et pourtant, croyez-moi, j'ai
suffisamment souffert entre les mains des Gasht e Ershad pour
ne pas m'offusquer d'une femme avenante. C'est peut-être parce que,
à s'offrir ainsi, elle agite en moi l'antique chiffon de la dette.
Et qui dit dette, dit reconnaissance. La reconnaissance, nous la lui
devons. Après tout, elle s'aventure à publier des textes qui feront
retour et pilon de façon certaine. Financièrement, il aurait été
plus pratique pour elle de donner son argent au premier mendiant
venu...
Ceci dit, durant les quelques mois où fonctionnera son
entreprise, notre chère Ampus existera bien plus fortement que lors
de la plus brûlante de ses escapades amoureuses. Nous lui donneront
bien plus que ce pourrait lui offrir le meilleur des amants.
Regardez-nous, regardez ce lieu : elle n'a rien choisi au
hasard, nous voici dans l'éternel salon des refusés, des âmes
mort-nées qui lui doivent une partie de ce qu'elles sont. Ne faites
pas cette moue. Même si je vous sens plus rétif que les autres,
j'ai bien vu, qu'à son entrée, vous prononciez la même prière
muette que nous tous : voudra-t-elle encore de moi ?
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