vendredi 11 octobre 2024

La cazelle



Ai-je dit que je suis bossu ?

Jean Giono, Le moulin de Pologne


Derrière son visage - une claire bouffée de menthe - le muret de pierres bordait le potager. Derrière nous se trouvait sa maison : une pincée de tuiles posée sur les premières avancées du causse. Pauline vivait là depuis un divorce dont elle parlait peu et l’abandon de son emploi d’ingénieur en on-ne-sais-quoi. Le pécule que lui avait laissé son père et son obstination à se forger un nouveau métier lui avaient permis de s’installer ici avec une cinquantaine de ruches.

Cette trentenaire à l’allure athlétique avait trois amants. Avec votre serviteur, elle fréquentait Pierre Leclan, un élégant cinquantenaire qui prospérait dans l’élevage industriel, et André Bodart dont la rousseur appuyée lui conférait un air irlandais. Ce dernier était patron d’une grosse entreprise de BTP et grenouillait dans d’obscures sous-commissions départementales qui faisaient la pluie et le beau temps ici. Nous ne nous fréquentions guère. À peine nous serrions nous la main quand le hasard nous réunissait dans l’un des cafés du bourg. Il aurait été excessif de parler de jalousie.

Que puis-je dire aujourd’hui ? Pauline n’avait fait d’avance à personne. À l’issue d’un menuet qui était loin d’une chasse à courre, elle avait délimité son territoire et réglé les horloges. Leclan et Bodart, qui n’étaient pas à une maîtresse près, filèrent pourtant très doux. Il m’arriva de croiser l’un deux revenant du causse. Loin du rodomont, il rentrait chez lui la queue entre les jambes, littéralement.

Quant à moi, ce fut d’une simplicité biblique. Ayant instruit la vente de l’hectare qu’elle avait acheté au vieux Ayrolles (je suis clerc), j’avais dû mettre pas mal d’huile dans les rouages de ce vieux grippe-sou. Les allées et venues entre l’étude et la ferme du barbon avait mis mon corps à rude épreuve. Une semaine après sa conclusion, au soir d’une journée où le vent avait frictionné les nuages, Pauline gravissait les vingt deux marches de l’étude pour m’inviter à dîner.

Il m’en faut de beaucoup pour être surpris. Je connais mon aspect mais aussi ma réputation. Je me préparais donc à un dîner de travail où elle me sonderait pour tirer de nouveaux plans sur la comète. Il n’en fut rien. Sa conversation me charma par son absence d’ambages et la finesse avec laquelle mon hôte parla de la meilleure façon de tuer le temps. Vers une heure du matin, alors que j’allais prendre congé, elle posa sa main hâlée sur mes doigts osseux et m’invita à la suivre dans sa chambre. Elle eut l’élégance de ne pas éteindre la lumière lorsque je la rejoignis.

C’était aujourd’hui mon heure. Mon temps, comme disait Pauline. Un promeneur s'égarant dans ce lieu isolé aurait été intrigué par cette jeune femme souriante et nue adossée contre votre serviteur, qui lui était resté vêtu, et qu’il n’aurait pu décrire autrement que comme un homme fait de bric et de broc. Et de fait, si mon visage portait beau malgré mes quarante ans, mon corps s'était vu fortement contraint par l'accident de voiture que j’avais eu, quelques années auparavant, au retour d’une fête votive.

Tendons, os, peau : les chirurgiens avaient fait ce qu’ils avaient pu. Pauline disait que mon corps était une carte de ce monde. J’avoue avoir été peu sensible à cette image qui ne correspondait pas au train douloureusement brinquebalant que celui-ci me faisait mener depuis vingt ans.

Il fallut que nous nous mettions à baiser - Dieu merci, mon sexe n’avait pas souffert de la collision -, pour que je sente la justesse de sa remarque. Était-ce le causse autour de nous ? Le bleu pâle de ses yeux ? Leur éclat attentif qui me permettait d'oublier mon corps d'Arlequin ? Ou était-ce la manière de pacte que nous avions signé depuis six ans que nous commercions ? Dans son lit, ou sous quelques buissons aux doigts crochus - une fantaisie rare mais souvent douloureuse -, c’était mon corps de guerre que Pauline affrontait. Au sortir de ses mains, je pouvais regagner mon étude nantis d’une joie qui m’ôtait tout boitillement pendant un mois. Les murs de la petite ville où je vivais souriaient à la vue de mes épaules tordues. L’air frottait ma peau scarifiée avec la langue d’une brave vache. Voilà mon corps, disais-je, et dans ces moments là, mon air insolent obligeait ceux qui me croisaient à ne plus détourner les yeux. Ce n’était pas rien.

Ai-je dit que je suis orphelin ? À peine ai-je quelques cousins en Flandre que je n'ai jamais cherché à connaître. Mon corps, ainsi qu'un solide sentiment d'indépendance, m'ont évité les encombrements du mariage. J'ai donc quelques loisirs en dehors de mon travail à l'étude de maître Lacoste, un jeune fainéant dont l'incompétence arracherait des hourras au dernier des politiciens. Assez vite, c'est-à-dire quelques mois après qu'il eut repris l’étude de son père – et sans doute dûment conseillé par ce dernier qui connaissait mes qualités et l'absence de celles de son fils -, le jeune Lacoste s'était reposé entièrement sur moi. Il n'eut pas à s'en plaindre. Comme beaucoup de pauvres qui ont étudié, j'ai développé un esprit sagace. Je vais vite et parfois même assez loin. Bref, tout ce que le pays comptait d'aisés finit par traiter chez nous. Vous l'avez compris, je n'aurais pas supporté de recevoir mes ordres d'un imbécile.

Rapportons un miracle : dans cette campagne où l’ennui circule encore très bien, personne n’était au courant de notre quatuor. Le caractère enjouée et discret de Pauline y était sans doute pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, nul stigmate ne la marquait. « Et quand bien même ?, m’avait-elle dit un jour. Ici, j’ai suffisamment de caillasses pour les lancer sur qui voudrait s’amuser. »

Le crépuscule avait déposé sa ration d’or sur le sommet des arbres. Nous venions de faire l’amour avec une certaine langueur, conscients qu’une fois assis sur ce banc de pierre, nous goûterions aux derniers soubresauts de l’été. Nous parlions gentiment d’une façon qui me manque encore beaucoup. Il faut l’admettre : notre époque a réduit à la portion congrue nos discussions. En ville, dans nos hameaux, je le constate : le peu que nous avons encore à dire s'exprime dans une langue si pauvre qu’elle laisse sur sa faim. Aujourd’hui, parler avec son prochain vous expose à recevoir une fameuse portion de néant.

Ce n’était pas le cas avec Pauline. Janséniste, ses mots passaient par un tas de filtres avant de franchir ses lèvres. Cerise sur le gâteau : elle cédait rarement aux expressions toutes faites. Chacune de nos conversations, le plus souvent post coïtum, constituaient de sobres balthazars très revigorants.

Où avait-elle appris à parler ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Elle empoignait les choses avec une lucidité effrayante, même pour un cœur aussi recuit que le mien (le notariat vous fait vite développer une solide philosophie de l'âme). Cette brune au corps souple avait une morale de vieux singe. Je ne pouvais m'empêcher de contempler sa peau brune et ses pommettes diamantines en songeant que derrière cet éclat se dissimulait un ethnologue farceur qui me livrait d'inattaquables jugements sur celles et ceux que nous connaissions. Je me disais : voilà une femme qui a mille ans.

Nous apprécions assez le vin pour communier fréquemment autour d’une bouteille. Ayant appris qu'elle lisait peu, j’apportais mes livres. Mon corps débile, et une certaine soif de ce qui m'entoure, m'avait fait constituer une belle bibliothèque dans l'appartement que je louais au centre du bourg. De son côté, Pauline m'entretenait de la vie des abeilles. Comme les livres, les ruches sont le centre du monde. Il y eut de passionnants croisements.

Nous aimions surtout parler du pays, de sa houle de surface comme de ses courants souterrains. Mariages, ambitions, égoïsmes, coucheries, belles haines : nous parcourions les champs de notre petit monde sans discrimination. À l’étude, je disposais d’un observatoire idéal. Quant à Pauline, elle prétendait que ses abeilles en savaient plus long que je ne le pensais. À notre façon, nous cultivions une sorte de patriotisme local.

Nous en convînmes tous les deux sur ce banc : on sortait d’une triste période. Depuis vingt ans, les vieux n’avaient cessé de disparaître, éteignant avec eux les fermes qu’ils avaient occupé. Longtemps, notre bourg et les villages alentours avaient vivoté, escortés par un sommeil fait de pièces vides et d’étables silencieuses.

Et puis, les jeunes restés au pays avaient commencé à « faire construire ». Si le centre des villages ne se repeuplait pas, des maisons sans grâce surgissaient sur leurs pourtours. Bientôt, des grappes d’enfants s’étaient mis à courir les chemins et à jouer sur les places autrefois désertées. Quant aux fermes, leurs terres étaient rachetées par les paysans soucieux de résister aux assauts des banques. D’autres furent reprises par des couples qui avaient fuit la ville pour une vie plus rude mais digne d’être vécue. Maraîchers, éleveurs de poules ou de brebis, propriétaires de gîtes : nous apprîmes alors que nous mangions « bio » depuis des lustres. Chassés des villes par la cherté de la vie, des familles pauvres louaient les maisons du bourg. Peu y demeuraient. Rendus intranquilles par une économie sans pitié, ils déménageaient d’un lieu à l’autre sans jamais s’y ancrer. D’une certain façon, la vie reprenait.

Ce jour là, Pauline m’annonça qu’elle ne verrait plus Leclan et Bodart. « - Ils mijotent des saloperies, ajouta t-elle. » Je considérais avec stupéfaction cette femme qui me faisait la grâce de rester nue devant moi. Son visage, d’habitude si ouvert, était barré d’un rictus. « - C’est la première fois que je me sens sale, dit-elle en passant une main sur ses cuisses. »

Je m’étais toujours gardé de lui demander pourquoi elle avait accepté ces deux hommes dans son lit, trop conscient que sa réponse m’aurait atteint comme un douloureux ricochet. J’appris néanmoins la nouvelle avec satisfaction. Deux rivaux étaient écartés et j’avais suffisamment de ressort pour compenser leur perte auprès de Pauline. On le voit, je ne pensais pas toujours bien loin.

Elle m’expliqua que les deux compères avaient un projet : construire un méthaniseur près de G., un hameau situé à une vingtaine de kilomètres de notre bourg. Cette usine, m’expliqua t-elle, transformait le plomb de la merde en or du gaz. Acoquinés à la Région et à l’Etat, nos loustics avaient lancé l’enquête publique pendant l’été, alors que la majorité des habitants du hameau étaient en vacances. Le projet ainsi accepté et les travaux terminés, l’usine avait démarré son activité.

Pauline s’était levée, peu soucieuse, cette fois-ci, d’être vue par un promeneur. Frémissante d’une rage mal contenue, elle avait posé ses mains sur les hanches. Depuis l’installation de l’usine, des odeurs pestilentielles hantaient ses alentours, provoquant des malaises chez les habitants. Plusieurs brebis d’un troupeau qui paissait non loin étaient tombées malades. Un apiculteur avait vu ses abeilles mourir quelques jours après un épandage de digestat près de chez lui.

J’appris ainsi que la méthanisation produit un déchet : le digestat, un liquide qui charrie nombre de résidus d’antibiotiques, de métaux lourds, de perturbateurs endocriniens et de bactéries pathogènes. Présenté par l’entreprise comme un « fertilisant », des tonnes de ce jus étaient répandues sur les terres agricoles du pays. Un pays qui, non content d’être le château d’eau de la région, possède un relief pentu qui favorise le ruissellement. « - Avec la puanteur et les camions, dit-elle, ils contaminent les sources et les nappes phréatiques. »

Je ne fus pas surpris. Cela fait longtemps que l’Etat conçoit ainsi la « valorisation du territoire ». Après avoir fermé écoles, maternités, bureaux de postes et hôpitaux, il encourage l’enfouissement de déchets toxiques, hérisse nos collines d’éoliennes, impose des panneaux solaires, projette de polluer les sous-sols par l’extraction de gaz de schiste, construit des incinérateurs et rêve de créer des aéroports au milieu d’une forêt. Pourquoi se priver ? Faiblement peuplés d’une population vieillissante et modeste, nos pays offrent des espaces où enfouir le revers honteux de notre monde : les déchets d’une organisation sociale qui assouvit son démentiel besoin d’énergie en détruisant ce qui l’entoure.

Leclan et Bodart ne comptaient pas en rester là. Cette ahurissante réalisation allait faire des petits : quatre méthaniseurs seraient implantés au nord du bourg. Fidèles à leur méthode, le projet avait été éclaté en quatre lots de façon à déjouer l’obligation d’enquête publique. Bientôt, ces usines produiraient des tonnes d’une merde nocive qui serait épandue autour de nous.

Pauline se tourna vers moi. À présent, sa nudité se fondait dans les arbres. Sa peau, son ventre, ses seins faisaient partie du causse et de ses murets de pierres sèches. « - Je ne veux pas voir crever mes abeilles, dit-elle. - Mais enfin, protestais-je stupidement. Ils ne vont pas installer ces horreurs à leur porte ! » Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, elle me considéra avec pitié.  « - Et c’est vous qui ignorez ce que l’argent fait aux hommes ? »

On peut imaginer le genre de nuit qui suivit. Chez moi, alors que les heures s’égrenaient au clocher d’en face, je marchais au bord d’abîmes impressionnants, jouant avec des paroxysmes que je croyais oubliés. Si j’inventais mille façon de me brûler, encore fallait-il le faire intelligemment. J’écartais les accommodements pour dresser une sorte de manège qu’il me serait difficile d’arrêter. Au matin, ma décision était prise. J’allais jouer serré mais à l’aide de dés taillés à ma main. Je voulais me garantir une certaine amplitude de mouvement.

Les semaines qui suivirent, je passais beaucoup de temps dans ma bibliothèque à compulser des ouvrages de droit. Je menais quelques recherches sur le Net avant d’effectuer une demi douzaine de voyages qui me menèrent à Paris puis en Normandie. Je rencontrais d’anciens condisciples qui, ayant bien mené leur barque, avaient développé certaines habiletés que je recherchais. Quelques uns me devaient un chien de leur chienne.

Je voyais souvent Pauline. Nous suivions avec attention la progression des chantiers. L’ensemble avançait avec la vivacité d’un cancer, provoquant son désarroi et une colère qui semblait parfois me viser. Ce fut le seul moment où je dus faire preuve de courage.

Un après-midi, je frappais en vain à sa porte. Je dû la chercher un moment avant de la trouver réfugiée dans une cazelle qui bordait le bois, à une dizaine de mètres de sa maison. Les cheveux emmêlés, le visage mâchuré d’un mélange de terre et de larmes, elle était allongée sur le sol, vêtue d’un pull en laine blanche et d’une paire de jean’s. Je m’agenouillais avec difficulté pour prendre sa main. Elle semblait sonnée et particulièrement réticente à mes tentatives de consolation. « - La moitié de mes ruches a crevé. » Son regard me transperça pendant une pénible seconde. Accroupi comme je l’étais, avec ma jambe tordue et mon torse de crapaud, je ne pus que regarder en silence son visage se tourner vers l’endroit le plus obscur de l’abri. Je pensais alors à l’eau jaunâtre que j’avais vu, pour la première fois ce matin, s’écouler de mon robinet. Je ne me permis aucune colère. Il me fallait simplement amender mes plans.

Comme devait me le rappeler l’officier de police qui m’interrogea plus tard, c’est le contenu entier d’un camion citerne qui fut déversé, la nuit d’après, à l’intérieur des villas occupées par les familles Leclan et Bordat. Des milliers de litres de digestat avaient conchié les sols et les murs de ces coquettes habitations pour les rendre définitivement inhabitables.

L’exode des deux familles constitua un spectacle de choix. Dès le matin, une foule compacte s’était massée devant le portail des Bodart. La perspective de voir ses filles grimper en pleurs dans le SUV familial, environnées par l’odeur de fumure, excitait en nous des sentiments contradictoires. Je n’y échappais qu’à moitié. Il aurait fallu un coeur de pierre pour n’être pas ému par leur désarroi même si le souvenir du luxe dans lequel elles vivaient se mêlait à celui de la morgue dont elles faisaient preuve avec nous. Mêlé aux spectateurs, je sentis la tension qui parcourait chacun d’eux et qui, à la façon d’un courant souterrain, tirait le bas du visage. En fait, nous nous retenions de rire.

Après que ces naufragés se furent réfugiés dans un confortable hôtel de F., on apprit qu’ils étaient ruinés. Comptes courants, assurances vie, obligations : tout avait été siphonné. Il ne restait plus un kopeck de cet argent si laborieusement accumulé. À cette nouvelle, beaucoup d’entre nous éprouvèrent une manière de vertige. Avec un luxe de détails, on imagina les zéros clignotant sur l’écran de leur application bancaire. Cela donna à certains un bel aperçu de l’infini.

Les employés, puis les directeurs des banques qu’assiégèrent les deux familles furent catégoriques : c’est sur leur ordre (leurs signatures en faisaient foi) que l’argent avait été transféré sur des compte localisés dans les îles anglo-normandes. Il avait ensuite quitté l’horizon légal après une série de nouveaux transferts sur des comptes de moins en moins identifiables et de plus en plus inaccessibles.

Pour le dire simplement, l’argent avait disparu. « - Comme ça », avait dit l’un des directeurs avec un geste du poignet si désinvolte qu’il lui avait valu un coup de tête de Bordat. Une scène eut lieu dans le hall d’une des banques de F. (Depuis une certaine succession, j’étais au mieux avec son directeur). À l’entendre, madame Leclan avait eut un comportement de demi-folle, menaçant le personnel avec un coupe ongle qu’elle avait sorti de son sac à main et l’agonissant d’injures si ordurières qu’il n’avait pas osé me les répéter.

La nouvelle de cette déroute s’était répandue comme une traînée de poudre. Si on riait de la mésaventure de ceux qui nous tenaient la dragée haute depuis si longtemps, la facilité avec laquelle leur argent avait disparu inquiétait. Je vis débarquer à l’étude certains de mes clients, la bouche pleine de hackers et de cybercriminalité. Leur propre banque ne les avaient pas vraiment rassuré. Aujourd’hui encore, je goûte avec quelle maestria le destin avait manœuvré afin que ce soit moi qui déploie des trésors de rhétorique pour les rassurer.

Dans la nuit qui suivit l’épisode des banques, une série d’incendies provoqua la destruction des cinq méthaniseurs. Ce dernier coup provoqua de longs échos. Au matin, des convois de gendarmes se mirent à sillonner le pays. On parla de déploiement de forces, d’opération coup de poing, de mesures antiterroristes. Des coopératives furent perquisitionnées. On arrêta ce pauvre Perez, un inoffensif berger dont le grand-père avait combattu en Espagne. On alla même jusqu’à inquiéter le directeur d’une succursale bancaire de F. qui se révéla aussi innocent que l’agneau qui vient de naître. Un ministre, rapidement suivi par les médias, agita le spectre de l’ultra gauche. Malgré ces coups de menton, on sentait les pandores un peu perplexes. Le pays, quant à lui, conserva un silence prudent. On ne parla de cabale que bien plus tard.

Le lendemain, je me rendis chez Pauline pour avoir une longue conversation. Il me fallu l’emploi du tutoiement et une rude marche sur le causse pour qu’elle se rende à mes raisons. Nous eûmes une heure émouvante quand elle m’expliqua ce qu’il fallait faire des ruches. « Il n’y a plus nulle part où aller, dit-elle. De toute façon, je ne peux plus rester ici. » À la nuit tombée, je l’accompagnais à la gare de F. Nantie de mes instructions, elle promit de ne jamais me dire vers quelle destination la menait l’avion qu’elle prendrait le soir-même.

Peu après son départ, je démissionnais de l’étude au grand désarroi du petit Lacoste qui dut soudain envisager l’avenir d’une façon moins confortable qu’il ne l’avait prévu. J’en profitais pour mettre en ordre certaines de mes affaires et malgré ma jambe morte, m’offris une promenade sur les hauteurs qui dominaient la rivière qui coule le long de notre bourg. Je m’asseyais sur un des rochers qui surplombe ses méandres jusqu’à ce que le soleil embrase le causse de l’autre côté de la rive. Je m’autorisais alors certaines pensées assez lyriques qui achevèrent de me mettre de belle humeur.

Le soir même, je brossais mon plus beau costume – un complet veston en tweed dont la pochette s’accordait très bien avec les yeux de Pauline – et me présentais à la gendarmerie de L. Je m’y déclarais responsable du conchiement des villas, des incendies ainsi que du détournement de fonds. Je plaidais le passionnel.

Mon corps fut mon meilleur avocat lors du procès. Je m’étais vêtu de façon à en souligner les difformités et ne quittais pas un instant mon air d’homoncule vaincu par l’amour. Lors des débats, on oublia vite les malheurs infligés à ce qu’il fallait bien nommer des parvenus. Quant aux méthaniseurs, le discours de l’avocat général sur le refus du progrès fit un flop. Le public et les médias savouraient un bouillon bien plus roboratif : les amours d’un avorton pour une aventurière. Je jouais sur du velours. Il n’y eu qu’un moment délicat : lorsque le procureur me somma d’indiquer où se trouvaient l’argent. Après un silence lourd de signification, je soupirais, présentant au public ma poitrine enfoncée, avant de bégayer que je n’en savais rien. Malgré quelques exclamations dubitatives et la moue du procureur, l’ombre troublante de mon apicultrice se mit à flotter sur le tribunal. C’était gagné.

Lorsque je sortis de prison, quelques années plus tard, je ne cherchais pas à retrouver Pauline. J’appris avec satisfaction que les méthaniseurs n’avaient pas été reconstruits.

 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quelle nouvelle ! J’adore. Et quel style !