mardi 5 septembre 2017

L'enfant, dit-elle...




Ce samedi matin de janvier, ma mère m’attend à la sortie de l’école. Comme les autres jours, nous remontons la rue des Boulangers mais, au lieu de nous arrêter au carrefour, nous prenons à gauche dans la rue Monge. Je me retourne et aperçois un camion de déménagement garé en bas de notre immeuble. Ma mère serre ma main dans la sienne. Je n’ai pas envie de parler, je pense au camion, aux cartons, au salon qui demain sera à moitié vide. Je pense à mon père. Désormais, j’irai chez lui tous les mercredis soir et un week-end sur deux. Ma mère s’est organisée pour que je passe l’après-midi et la nuit chez une amie. Avant de partir, elle me dit Profite bien de ta journée, amuse-toi, essaye de penser à autre chose. Je hoche la tête mais je sais que jamais plus je ne penserai à autre chose. 

Sophie Lemp, Leur séparation

 

4 commentaires:

steka a dit…

Il semble que cela soit aussi le sujet du dernier film de Andrei Zvyagintsev "Faute d'amour"
J'ai noté aussi la remarque de Jean-Paul Curnier (dont il se trouve que je lis actuellement "La piraterie dans l'âme"). Si je ne peux, hélas, qu'en partager le fond, n'est-ce pas le dialogue lui-même qui s'est progressivement effondré dans les dernières décennies ? Se transformant en échange de monologues. Je suis avec intérêt votre blog depuis quelques mois et je constate que, comme partout, les commentaires y sont presque inexistants. Toute tentative d'échange semble être devenue un risque insupportable. Ou cela serait-il l'effet d'un renoncement généralisé au rapport humain ?

Le Promeneur a dit…

Il y aurait beaucoup à dire, cher Steka, sur l'échange. Comment, entre autre chose, dans une civilisation où jamais les moyens de communiquer n'ont été si nombreux, le dialogue véritable s'étiole. Passivité du consommateur, qui attend la suite sans rien proposer d'autre ? Perte du savoir-faire (vivre) de la conversation ? Individus au Moi si fractionné, si incertain et fragile, que le contact avec l'autre est vécu comme, au mieux, une fatigue inutile, au pire, une agression ? Et puis, pour paraphraser B. de Bodinat, que dire ? Que raconter des journées que nous passons ?
Avec Curnier,avec Debord, avec Bodinat, le travail d'un Dany-Robert Dufour,parfois évoqué dans ces colonnes, aide aussi à décrypter les raisons de ce silence que ne trouble souvent que le brouhaha.
Quoi qu'il en soit, merci de ce signe.
Passez une bonne journée.

steka a dit…

Nous avons pour une grande part les mêmes lectures et, au-delà des différences propres à chacun, probablement une sensibilité assez proche concernant l'état de la "société". J'imagine qu'à travers ce blog vous voyez (aussi)un moyen de résister au désabusement, de maintenir une parole active malgré tout.Je tente de faire de même ailleurs; avec aussi peu de retour. Il ne me semble pas abusif de penser que nous sommes encore quelques centaines sur cette sensibilité et je ne peux m'empêcher de m'étonner de notre incapacité à créer quoique que ce soit de commun. Est-ce naïveté de ma part, sommes-nous tous gagnés par le syndrome de la séparation; il y a là, malgré tout ce que je peux en savoir, comme une incompréhension qui demeure. Ce qui sépare semble toujours prendre le pas sur tout ce qui rapproche. Les différences sont le plus souvent ressenties comme des agressions. Ce que nous pouvons vivre dans le monde présent est souvent assez pauvre,en effet, mais comment se fait-il que notre révolte ne soit pas capable de créer plus de liens, de leur donner substance et durée. J'espère ne pas vous importuner avec ce questionnement un peu vague que je ne trouve pas le moyen de formuler autrement.
C'est toujours un plaisir de de lire vos interventions que j'identifie à cet ordre des lucioles dont parlait Didi-Huberman.
Bonne journée à vous.

Le Promeneur a dit…

Loin de m'importuner vos commentaires rejoignent, comme vous pouvez vous en douter, mes propres interrogations et j'avoue ne pas avoir plus de réponse que vous aux questions que nous nous posons.

J'aime à croire cependant à un "creux de la vague", à un reflux temporaire du désir d'émancipation et de communication. Si nous savons quelles forces veillent à cet état, j'ose croire qu'en persistant un peu dans notre être de luciole, dans cet humble et décourageant travail d'humanité, nous maintenons vivant (si peu certes, mais quand même)des idées, des goûts et des désirs qui serviront dans de meilleurs moments.

Je nous souhaite dans voir, au moins, les débuts.
Bien à vous.