Un mien ami m'a envoyé cette citation tirée de l'ouvrage d'un auteur que je n'apprécie pas particulièrement : Sylvain Tesson. Son livre Dans les Forêt de Sibérie, seul ouvrage lu alors, m'avait semblé surévalué par la critique et les lecteurs et bien en-dessous, dans le même genre, des Lettres de Gourgounel de Kenneth White. Pourtant, je dois avouer que dans ces quelques lignes tirées de Sur les chemins noirs, Tesson ne manque pas son coup ou, comme le remarque mon camarade, ne serait pas désavoué par un taoïste.
« Un rêve m'obsédait. J'imaginais la naissance d'un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs.
Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs
pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions
pour nous soustraire à l'époque. Dessinés sur la carte et serpentant au
sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une
cartographie mentale de l'esquive. Il ne s'agirait pas de mépriser le
monde, ni de manifester l'outrecuidance de le changer. Non ! Il
suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L'évitement me paraissait
le mariage de la force avec l'élégance. Orchestrer le repli me semblait
une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se
réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts
de l'actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d'armes, ses
goûts, ses écoeurements, demeurer entre les murs de livres, les haies
forestières, les tables d'amis, se souvenir de morts chéris, s'entourer
des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas
uniquement étudié l'existence statistique. En somme, se détourner.
Mieux encore ! Disparaître. « Dissimule ta vie », disait Epicure dans
l'une de ses maximes... »