lundi 4 janvier 2016

Le plus splendide des isolements


Cinq années avec Amélie ne peuvent se résumer qu'à la hache, lame automatiquement miséricordieuse qu'il me faudra serrer plus fortement qu'à l'ordinaire. Et qu'est-ce que l'ordinaire sinon l'accumulation sans joie de jours semblables ?
J'ai connu Amélie au milieu d'une solitude choisie. Ma sœur fêtait son anniversaire dans un vieil appartement du centre-ville. Sous les poutres scarifiées par les marques des charpentiers, les discussions, la musique et les allées et venues faisaient comme un gros pâté sonore. Un verre de vin à la main, je m'étais assis près de l'entrée pour me distraire du spectacle des arrivées. Quand Amélie ouvrit la porte, je vis apparaître un chaton chantant les louanges du plus splendide isolement : une frange courte de cheveux noirs, des yeux très doux et un minois rendu moderne par une bouche tressée de tulipes. Sa robe de velours mauve la serrait de près, révélant un corps menu à la poitrine charnue. L'effet passé, je vis une jeune fille, rendue gauche par sa timidité, qui hésita un moment dans l'encadrement de la porte. Comme cela contrastait avec les roues hâbleuses de certaines invitées !
Je la rejoignis près du buffet. Sa conversation nous évita les coagulations pénibles de la drague. Elle aimait un turc de Taksim rencontré à la faculté. Je pris beaucoup de plaisir à l'écouter parler d'Istanbul, de la crainte qu'avait son ami de partir traquer le kurde lors de son service militaire. Ce soir là, elle repoussa mes avances, non sans garder un moyen de me joindre, et quelques semaines après, comme le Saljûqide lui imposait un lien proportionnel aux vagues qui la séparaient du Bosphore, elle ne me repoussa plus.
Quels évènements confortent en vous l'idée que l'aimée vous va ? Est-ce un mot dans le courant d'une conversation ? L'atmosphère qu'elle sait créer autour de vous ? Cette façon, pour l'air, de se densifier quand elle entre dans la pièce ? Un acte ? Une façon de réagir ? Où, comme le dit Truffaut, ce moment où vous réalisez que vous agissez contre vos intérêts – preuve absolue dans une époque qui voue un culte féroce au retour sur investissement ?
Après qu'elle se fut installée dans ma maisonnette, Amélie glissa comme une loutre dans les pelisses décrites plus haut. Une seule, cependant, retint mon attention au point que l'épisode devint, par sa force d'impact, une manière d'étalon. Un jour que nous nous baignions dans les eaux d'un torrent que j'aime par dessus tout, j'observais avec quelle évidence Amélie se lovait dans ses creux. En apportant une preuve aussi éclatante de son appartenance à ce lieu, Amélie montrait combien elle s'incorporait à ma vie. A regarder l'eau l'épouser au plus rapide de cette baignoire de schiste, je compris que j'aimais Amélie car jamais ce lieu qui me fondait n'aurait rendu un tel hommage à une usurpatrice.
Amélie avait, dans le balancement du plaisir, un sourire qui en épurait les scories. Son bonheur recouvrait notre chambre d'or tranquille. Dans le roulis, ses seins étaient comme deux barges de débarquement. Ce n'était pas rien, ce don, dans l'océan où nous nous débattions. J'ai aimé son calme, son habileté à détailler la beauté, cette attention aux souffles les plus légers. Ai-je dit que nous aimions les livres ?
Son père, un breton de Saint-Vaast, avait exercé plusieurs métiers – marin, photographe, vendeur de planches à voile – avant que les premiers vents de la crise ne lui fassent reprendre ses études d’architecte. Il avait installé sa caravane sur un terrain situé sur l’ancien marais qui s’étend de Grimaud à Cogolin, entre une vigne et un ruisseau masqué par les joncs. Quelques temps après son arrivée, il en avait retiré les roues et construit sa maison autour. Ces débuts donnèrent une marque de poésie manouche au lieu : enveloppée d’arbres, la maison participait du mas et de l’hacienda. À l’intérieur, il me semblait parcourir les coursives d’un voilier. La sociabilité de cet homme nous fit connaître la société de ceux qui huilent les machines de l’été tropézien. Cuisiniers, serveurs, chambrières, skippeurs, vignerons, maçons, jardiniers, patrons de boite de nuit, plongeurs – il venait même un millionnaire, homme triste et affable que la mort de sa femme avait laissé désemparé.
Cinq années paisibles s’écoulèrent. Amélie était douce, patiente, souvent angoissée par la fin de ses études et une appréhension suffisamment juste du monde pour ne pas se précipiter sur le premier boulot venu. Cinq années où Amélie m’offrit une paix que je réussis à capter dans les interstices. Grâce à son amour, le chaos qui m’habitait se maintenait dans des frontières qui permettaient à notre couple de vivre. Elle étudiait l'histoire de l'art et écrivit un mémoire sur certains hôtels particuliers de la Régence.
Souvent, Amélie, à peine éveillée, glissait sous les couvertures pour me prendre dans sa bouche. Les yeux fermés, je m’arrimais à elle, l’entourant de mes bras et de mes cuisses pour me laisser porter par le rythme de sa tétée. Selon l’humeur, nous donnions un prolongement à ce premier éveil. Parfois, Amélie buvait et un fleuve nocturne abandonnait son limon entre ses lèvres. Cet apex était attendu par une bouche qui avait la plus grande méfiance pour les réalités du jour. Les lèvres d'Amélie étaient gonflées par un souffle délicat. Buveuse, mangeuse, goûteuse, fumeuse, sa bouche était l’instrument favori de son rapport au monde.
C'est au soir de je ne sais quel hiver. Au-dehors la neige n’a cessé de tomber depuis le matin et recouvre le pays qui voit ses routes et l’électricité coupées. Le monde a repris taille humaine, il se meut désormais à la seule force des pieds. Amélie est assise face à la cheminée. Son profil danse doucement. Il n’y a plus de téléphone, plus de mensonges, il n’y a plus que les collines et les arbres autour de la maison immobilisée par les flocons. Sur la table, il y a un bol empli de noix, deux livres et son paquet de cigarettes. Je suis allé chercher du bois. Demain, je n’irai pas travailler. Amélie me regarde : voilà le monde que nous désirons. Nous nous enlaçons face aux flammes. Son parfum est une poudre étoilée, sa bouche se pose sur mon cou. Le silence nous enveloppe. Tissé par l’instant, le présent redevient quelque chose de possible.
Nous sommes allé dîner au Puy en Velay après une journée à lézarder devant la maison qu'on nous a prêté près du lac du Boucher. Dans un restaurant de la vieille ville, nous mangeons deux pigeons accompagnés d'une bouteille de ce Chanturgue qu'Amélie a voulu me faire connaître. Ce vin m'étonne. Amélie m'assure en souriant que César en fait mention dans la Guerre des Gaules. J'aime la façon dont sa main, fine, à peine veinée, entoure son verre et décortique la chair du volatile. Elle boit jusqu'à en avoir les joues roses et me donne à chaque fois l'impression de laper une source. Quand nous sortons, les lampadaires qui éclairent la ruelle sont éteints. Nous sommes un peu saouls. L’air sent le feu de bois et la pierre humide. Amélie m’embrasse et son rire s’élève pour annoncer l’An mille.
Est-ce l’ennui, si tôt inséminé en moi, qui me fit tout foutre en l'air ? Je tombais amoureux de Manon et m'échinais à maintenir l'habituel triangle malheureux. Avec ce recul qui nous fait gagner Waterloo, je me dis qu'une simple pause dans l'incendie m'aurait évité bien des brutalités.
Un matin, peu de temps avant notre séparation, Amélie me laissa un petit poème dont je n'ai gardé que cette phrase : «  Pauvre idiot, c'est une ombre à trois ailes qui t'a chassé du paradis.» 

 

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