Cinq années avec Amélie ne peuvent se résumer qu'à la hache, lame automatiquement miséricordieuse qu'il me faudra serrer plus fortement qu'à l'ordinaire. Et qu'est-ce que l'ordinaire sinon l'accumulation sans joie de jours semblables ?
J'ai
connu Amélie au milieu d'une solitude choisie. Ma sœur fêtait son
anniversaire dans un vieil appartement du centre-ville. Sous les
poutres scarifiées par les marques des charpentiers,
les discussions, la musique et les allées et venues faisaient comme
un gros pâté sonore. Un verre de vin à la main, je m'étais assis
près de l'entrée pour me distraire du spectacle des arrivées.
Quand Amélie ouvrit la porte, je vis apparaître un chaton chantant
les louanges du plus splendide isolement : une frange courte de
cheveux noirs, des yeux très doux et un minois rendu moderne par une
bouche tressée de tulipes. Sa robe de velours mauve la serrait de
près, révélant un corps menu à la poitrine charnue. L'effet
passé, je vis une jeune fille, rendue gauche par sa timidité, qui
hésita un moment dans l'encadrement de la porte. Comme cela
contrastait avec les roues hâbleuses de certaines invitées !
Je la
rejoignis près du buffet. Sa conversation nous évita les
coagulations pénibles de la drague. Elle aimait un turc de Taksim
rencontré à la faculté. Je pris beaucoup de plaisir à l'écouter
parler d'Istanbul, de la crainte qu'avait son ami de partir traquer
le kurde lors de son service militaire. Ce soir là, elle repoussa
mes avances, non sans garder un moyen de me joindre, et quelques
semaines après, comme le Saljûqide lui imposait un lien
proportionnel aux vagues qui la séparaient du Bosphore, elle ne me
repoussa plus.
Quels
évènements confortent en vous l'idée que l'aimée vous va ? Est-ce
un mot dans le courant d'une conversation ? L'atmosphère qu'elle
sait créer autour de vous ? Cette façon, pour l'air, de se
densifier quand elle entre dans la pièce ? Un acte ? Une façon de
réagir ? Où, comme le dit Truffaut, ce moment où vous réalisez
que vous agissez contre vos intérêts – preuve absolue dans une
époque qui voue un culte féroce au retour sur investissement ?
Après
qu'elle se fut installée dans ma maisonnette, Amélie glissa comme
une loutre dans les pelisses décrites plus haut. Une seule,
cependant, retint mon attention au point que l'épisode devint, par
sa force d'impact, une manière d'étalon. Un jour que nous nous
baignions dans les eaux d'un torrent que j'aime par dessus tout,
j'observais avec quelle évidence Amélie se lovait dans ses creux.
En apportant une preuve aussi éclatante de son appartenance à ce
lieu, Amélie montrait combien elle s'incorporait à ma vie. A
regarder l'eau l'épouser au plus rapide de cette baignoire de
schiste, je compris que j'aimais Amélie car jamais ce lieu qui me
fondait n'aurait rendu un tel hommage à une usurpatrice.
Amélie
avait, dans le balancement du plaisir, un sourire qui en épurait les
scories. Son bonheur recouvrait notre chambre d'or tranquille. Dans
le roulis, ses seins étaient comme deux barges de débarquement. Ce
n'était pas rien, ce don, dans l'océan où nous nous débattions.
J'ai aimé son calme, son habileté à détailler la beauté, cette
attention aux souffles les plus légers. Ai-je dit que nous aimions
les livres ?
Son
père, un breton de Saint-Vaast, avait exercé plusieurs métiers –
marin, photographe, vendeur de planches à voile – avant que les
premiers vents de la crise ne lui fassent reprendre ses études
d’architecte. Il avait installé sa caravane sur un terrain situé
sur l’ancien marais qui s’étend de Grimaud à Cogolin, entre une
vigne et un ruisseau masqué par les joncs. Quelques temps après son
arrivée, il en avait retiré les roues et construit sa maison
autour. Ces débuts donnèrent une marque de poésie manouche au
lieu : enveloppée d’arbres, la maison participait du mas et
de l’hacienda. À l’intérieur, il me semblait parcourir les
coursives d’un voilier. La sociabilité de cet homme nous fit
connaître la société de ceux qui huilent les machines de l’été
tropézien. Cuisiniers, serveurs, chambrières, skippeurs, vignerons,
maçons, jardiniers, patrons de boite de nuit, plongeurs – il
venait même un millionnaire, homme triste et affable que la mort de
sa femme avait laissé désemparé.
Cinq
années paisibles s’écoulèrent. Amélie était douce, patiente,
souvent angoissée par la fin de ses études et une appréhension
suffisamment juste du monde pour ne pas se précipiter sur le premier
boulot venu. Cinq années où Amélie m’offrit une paix que je
réussis à capter dans les interstices. Grâce à son amour, le
chaos qui m’habitait se maintenait dans des frontières qui
permettaient à notre couple de vivre. Elle étudiait l'histoire de
l'art et écrivit un mémoire sur certains hôtels particuliers
de la Régence.
Souvent,
Amélie, à peine éveillée, glissait sous les couvertures pour me
prendre dans sa bouche. Les yeux fermés, je m’arrimais à elle,
l’entourant de mes bras et de mes cuisses pour me laisser porter
par le rythme de sa tétée. Selon l’humeur, nous donnions un
prolongement à ce premier éveil. Parfois, Amélie buvait et un
fleuve nocturne abandonnait son limon entre ses lèvres. Cet apex
était attendu par une bouche qui avait la plus grande méfiance pour
les réalités du jour. Les lèvres d'Amélie étaient gonflées par
un souffle délicat. Buveuse, mangeuse, goûteuse, fumeuse, sa bouche
était l’instrument favori de son rapport au monde.
C'est
au soir de je ne sais quel hiver. Au-dehors la neige n’a cessé de
tomber depuis le matin et recouvre le pays qui voit ses routes et
l’électricité coupées. Le monde a repris taille humaine, il se
meut désormais à la seule force des pieds. Amélie est assise face
à la cheminée. Son profil danse doucement. Il n’y a plus de
téléphone, plus de mensonges, il n’y a plus que les collines et
les arbres autour de la maison immobilisée par les flocons. Sur la
table, il y a un bol empli de noix, deux livres et son paquet de
cigarettes. Je suis allé chercher du bois. Demain, je n’irai pas
travailler. Amélie me regarde : voilà le monde que nous désirons.
Nous nous enlaçons face aux flammes. Son parfum est une poudre
étoilée, sa bouche se pose sur mon cou. Le silence nous enveloppe.
Tissé par l’instant, le présent redevient quelque chose de
possible.
Nous
sommes allé dîner au Puy en Velay après une journée à lézarder
devant la maison qu'on nous a prêté près du lac du Boucher. Dans
un restaurant de la vieille ville, nous mangeons deux pigeons
accompagnés d'une bouteille de ce Chanturgue qu'Amélie a voulu me
faire connaître. Ce vin m'étonne. Amélie m'assure en souriant que
César en fait mention dans la Guerre des Gaules. J'aime la façon
dont sa main, fine, à peine veinée, entoure son verre et décortique
la chair du volatile. Elle boit jusqu'à en avoir les joues roses et
me donne à chaque fois l'impression de laper une source. Quand nous
sortons, les lampadaires qui éclairent la ruelle sont éteints. Nous
sommes un peu saouls. L’air sent le feu de bois et la pierre
humide. Amélie m’embrasse et son rire s’élève pour annoncer
l’An mille.
Est-ce
l’ennui, si tôt inséminé en moi, qui me fit tout foutre en
l'air ? Je tombais amoureux de Manon et m'échinais à
maintenir l'habituel triangle malheureux. Avec ce recul qui nous fait
gagner Waterloo, je me dis qu'une simple pause dans l'incendie
m'aurait évité bien des brutalités.
Un
matin, peu de temps avant notre séparation, Amélie me laissa un
petit poème dont je n'ai gardé que cette phrase : «
Pauvre idiot, c'est une ombre à trois ailes qui t'a chassé du
paradis.»
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