De l’Antiquité jusqu’à l’ère moderne, histoire monétaire et histoire politique semblent se confondre. Si l’Empire romain était parvenu à réaliser une relative unité monétaire (adaptée à ses efforts d’unification fiscale et de centralisation des finances publiques), sa chute, et le fractionnement de l’Europe « en de multiples et minuscules seigneuries » (Braudel), s’accompagnent d’une fragmentation de la monnaie.
Puis, même si l’avènement des économies monétaires modernes est inconcevable sans les renaissances urbaines et commerciales qui animent l’Occident entre les XXIe et XVe siècles, ce n’est qu’avec la lente construction des Etats modernes et d’un système interétatique compétitif que l’Europe s’est acheminé vers un système monétaire composé d’une pluralité de monnaies nationales. Relativement à l’ensemble de cette histoire (au moins jusqu’à la Première Guerre Mondiale), peu d’historiens s’opposeraient à la validité du syllogisme suivant :
« 1) l’essentiel des monnaies a été frappée pour couvrir les dépenses publiques, 2) l’essentiel des dépenses publiques est allé à l’armée, donc 3) l’essentiel des monnaies a servi à payer l’armée. »
Dans l’Antiquité, où apparaissent les premières monnaies métalliques (or et argent, puis bronze ou cuivre), la mainmise sur les mines d’exploitation permettait le financement directement monétaire de l’activité militaire, alors que les butins issus de cette activité rendaient possible la formation complémentaire de trésors de guerre. Comme le signalait déjà Weber, « le monnayage n’est apparu, d’une manière générale, qu’en tant que création d’un moyen de paiement militaire, non comme création d’un moyen d’échange. »
A Rome, encore, « La frappe [monopole d’Etat] était réalisée à partir des fonds pris sur les butins et la monnaie servait, non à des fins économiques, mais pour le paiement de l’armée. » L’armée occasionnait donc « l’essentiel de l’injection de monnaie nouvelle dans le circuit général », si bien que « la relation entre les émissions monétaires et l’augmentation des légions est clairement établie. » En conséquence, le destin de l’empire était indissociable de la monnaie. L’expansion militaire de la période républicaine a entraîné la capture d’importants butins qui furent soit monnayés, soit conservés à Rome. La victoire de César sur Marc-Antoine permit l’accaparement des réserves égyptiennes, avant que Trajan ne mette la main, au IIe siècle, sur les réserves d’or et d’argent des rois Dace.
Mais, à partir du IIIe siècle, le reflux politique de l’empire, le déclin de la production minière (notamment d’argent), alors même que s’accentuaient les guerres frontalières, eurent pour effet un déséquilibre budgétaire qui obligea l’Etat impérial à jouer autant de manipulations monétaires (dégradation de la qualité des pièces) que de mesures fiscales. L’une des conséquences fut l’affaiblissement du niveau de vie militaire, le recrutement coercitif et la multiplication des désertions.
La
dislocation de l’empire, ainsi que le pillage monétaire dont il
fut l’objet au Ve
siècle, s’accompagnèrent d’une régression de la monnaie et, au IXe
siècle, le Moyen âge comtal ouvrit la voie à la dispersion des
frappeurs de monnaie liée à l’éclatement féodal. Le « Second
Moyen âge » (XIIIe et XVe siècles)
est alors marqué par un « féodalisme d’Etat », dont
les guerres structurelles rendaient indispensable d’imposer la
prépondérance de la monnaie royale (et la multiplication des
ateliers monétaires au service du roi), d’élaborer une forme
élémentaire d’administration fiscale et d’avoir recours à
l’emprunt, dans le cadre d’une « augmentation »
significative de l’Etat et de l’instrumentalisation naissante du
grand commerce au service de ses objectifs politiques et militaires.
Celle-ci devra toutefois attendre, pour s’affirmer pleinement dans
sa forme mercantiliste, l’apport en métaux précieux que fournira
la découverte des Amériques.
Jusqu’au XIXe
siècle, la généralisation du salariat et l’instauration d’un
système complet de marché, la majorité des biens courants sont
restés localement produits et consommés au sein d’économies
locales a
priori
faiblement monétarisées. C’est en surplombant cette
« civilisation matérielle », d’abord, que s’est
déployée l’alliance entre les impératifs guerriers des Etats
européens et le grand commerce, porteur d’innovations financières
depuis le XIIe
siècle [emprunts publics, placement à terme, compensation, lettre
de change (comme instrument de crédit, puis comme moyen de
paiement), escompte, bourse, etc.].
On retrouve donc, d’un côté, le besoin de financement traditionnel de la guerre, dans une Europe où ne peuvent survivre les Etats incapables d’accompagner la révolution militaire en cours et l’enjeu du contrôle des routes commerciales maritimes d’une révolution monétaire et financière. Dans cet esprit, Charles Davenant, en 1695, pouvait reconnaître que « tout l’art de la guerre est d’une certaine manière réduit à la monnaie ; et, de nos jours, le prince qui peut le mieux trouver l’argent pour nourrir, vêtir et payer son armée (…) est le mieux assuré du succès. »
On retrouve donc, d’un côté, le besoin de financement traditionnel de la guerre, dans une Europe où ne peuvent survivre les Etats incapables d’accompagner la révolution militaire en cours et l’enjeu du contrôle des routes commerciales maritimes d’une révolution monétaire et financière. Dans cet esprit, Charles Davenant, en 1695, pouvait reconnaître que « tout l’art de la guerre est d’une certaine manière réduit à la monnaie ; et, de nos jours, le prince qui peut le mieux trouver l’argent pour nourrir, vêtir et payer son armée (…) est le mieux assuré du succès. »
Mais, d’un autre
côté, la période mercantiliste se distingue de l’Antiquité et
du Moyen âge par l’importance prise par la connexion entre la
capacité d’attraction des richesses déployées par le grand
commerce et la mobilisation des ressources, l’unification et
la monétarisation nationales, fondement de la richesse fiscale de
l’Etat : « C’est la prospérité du royaume qui permet
au Fisc d’alimenter le Trésor royal ; c’est la prospérité
commerciale qui fait circuler les espèces précieuses, mesures et
conditions de toute puissance. L’impôt se paie en monnaie d’or
et d’argent, parce qu’ainsi se paient les soldats, les munitions,
les espions et les alliés. »
L’enjeu
principal, dans ces conditions, est donc d’acquérir la position la
plus attractive dans la circulation internationale des capitaux, que
la rivalité entre Etats européens a étirée jusqu’à la
dimension transocéanique : sont financées, de cette manière,
à la fois la croissance économique interne et l’expansion
coloniale. Par exemple, la République des Provinces-Unies, entre la
proclamation de son indépendance en 1581 et son lent déclin au XVIIIe
siècle, a édifié son hégémonie en hissant l’intérêt marchand
au rang de raison d’Etat.
Selon Norel, « Le premier essor hollandais provient de la liaison assurée par les marchands des Provinces-Unies entre le nord et le sud de l’Europe », et s’est renforcé, parallèlement à la centralité de son commerce (portant notamment sur le blé) et la constitution d’un vaste empire maritime, avec l’intensification de l’agriculture et le décollage de l’industrie urbaine (textile, construction navale, armement, etc.). Au centre de ce complexe économique, il convient de placer la Banque d’Amsterdam, d’origine étatique, qui permit de faire du florin banco la « monnaie du monde » et de drainer l’essentiel des capitaux européens. Il en a résulté davantage « d’argent disponible pour les emprunts d’Etat, ce qui [a conféré] à la République hollandaise une supériorité inestimable sur ses rivaux », du fait qu’il était « politiquement plus facile d’encourager au maximum le financement de la guerre par des emprunts publics. »
Selon Norel, « Le premier essor hollandais provient de la liaison assurée par les marchands des Provinces-Unies entre le nord et le sud de l’Europe », et s’est renforcé, parallèlement à la centralité de son commerce (portant notamment sur le blé) et la constitution d’un vaste empire maritime, avec l’intensification de l’agriculture et le décollage de l’industrie urbaine (textile, construction navale, armement, etc.). Au centre de ce complexe économique, il convient de placer la Banque d’Amsterdam, d’origine étatique, qui permit de faire du florin banco la « monnaie du monde » et de drainer l’essentiel des capitaux européens. Il en a résulté davantage « d’argent disponible pour les emprunts d’Etat, ce qui [a conféré] à la République hollandaise une supériorité inestimable sur ses rivaux », du fait qu’il était « politiquement plus facile d’encourager au maximum le financement de la guerre par des emprunts publics. »
Au terme de ce
rapide survol historique, trois remarques paraissent s’imposer :
- A mesure que se sont développés la monétarisation des économies nationales, les dérivés des monnaies métalliques et des systèmes fiscaux efficaces, le financement militaire s’est émancipé des procédés archaïques du strict monnayage, pour s’inscrire dans les arcanes de la fiscalité et de la finance internationale ;
- Le déclin, depuis la Première Guerre mondiale, de la part relative des dépenses militaires dans les budgets publics des Etats conservant des ambitions internationales, ne doit pas masquer, ni la hausse continue de leur volume, ni les progrès de leur puissance de feu, susceptibles de conduire à l’autodestruction de l’humanité ;
- La libération des flux internationaux de capitaux et la globalisation financière, en fragilisant la fiscalité des Etats, définissent le contexte contemporain au sein duquel un lien étroit s’est établi entre le contrôle de ces flux et le financement militaire par endettement, qui fait du système monétaire international un enjeu essentiellement politique.
Jacques Luzi
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