mercredi 2 décembre 2015

Pognon & Trouffion dans le même bateau

 


De l’Antiquité jusqu’à l’ère moderne, histoire monétaire et histoire politique semblent se confondre. Si l’Empire romain était parvenu à réaliser une relative unité monétaire (adaptée à ses efforts d’unification fiscale et de centralisation des finances publiques), sa chute, et le fractionnement de l’Europe « en de multiples et minuscules seigneuries » (Braudel), s’accompagnent d’une fragmentation de la monnaie. 


Puis, même si l’avènement des économies monétaires modernes est inconcevable sans les renaissances urbaines et commerciales qui animent l’Occident entre les XXIe et XVe siècles, ce n’est qu’avec la lente construction des Etats modernes et d’un système interétatique compétitif que l’Europe s’est acheminé vers un système monétaire composé d’une pluralité de monnaies nationales. Relativement à l’ensemble de cette histoire (au moins jusqu’à la Première Guerre Mondiale), peu d’historiens s’opposeraient à la validité du syllogisme suivant : 

« 1) l’essentiel des monnaies a été frappée pour couvrir les dépenses publiques, 2) l’essentiel des dépenses publiques est allé à l’armée, donc 3) l’essentiel des monnaies a servi à payer l’armée. »


Dans l’Antiquité, où apparaissent les premières monnaies métalliques (or et argent, puis bronze ou cuivre), la mainmise sur les mines d’exploitation permettait le financement directement monétaire de l’activité militaire, alors que les butins issus de cette activité rendaient possible la formation complémentaire de trésors de guerre. Comme le signalait déjà Weber, « le monnayage n’est apparu, d’une manière générale, qu’en tant que création d’un moyen de paiement militaire, non comme création d’un moyen d’échange. » 

A Rome, encore, « La frappe [monopole d’Etat] était réalisée à partir des fonds pris sur les butins et la monnaie servait, non à des fins économiques, mais pour le paiement de l’armée. » L’armée occasionnait donc « l’essentiel de l’injection de monnaie nouvelle dans le circuit général », si bien que « la relation entre les émissions monétaires et l’augmentation des légions est clairement établie. » En conséquence, le destin de l’empire était indissociable de la monnaie. L’expansion militaire de la période républicaine a entraîné la capture d’importants butins qui furent soit monnayés, soit conservés à Rome. La victoire de César sur Marc-Antoine permit l’accaparement des réserves égyptiennes, avant que Trajan ne mette la main, au IIe siècle, sur les réserves d’or et d’argent des rois Dace. 

Mais, à partir du IIIe siècle, le reflux politique de l’empire, le déclin de la production minière (notamment d’argent), alors même que s’accentuaient les guerres frontalières, eurent pour effet un déséquilibre budgétaire qui obligea l’Etat impérial à jouer autant de manipulations monétaires (dégradation de la qualité des pièces) que de mesures fiscales. L’une des conséquences fut l’affaiblissement du niveau de vie militaire, le recrutement coercitif et la multiplication des désertions.

La dislocation de l’empire, ainsi que le pillage monétaire dont il fut l’objet au Ve siècle, s’accompagnèrent d’une régression de la monnaie et, au IXe siècle, le Moyen âge comtal ouvrit la voie à la dispersion des frappeurs de monnaie liée à l’éclatement féodal. Le « Second Moyen âge » (XIIIe et XVe siècles) est alors marqué par un « féodalisme d’Etat », dont les guerres structurelles rendaient indispensable d’imposer la prépondérance de la monnaie royale (et la multiplication des ateliers monétaires au service du roi), d’élaborer une forme élémentaire d’administration fiscale et d’avoir recours à l’emprunt, dans le cadre d’une « augmentation » significative de l’Etat et de l’instrumentalisation naissante du grand commerce au service de ses objectifs politiques et militaires. Celle-ci devra toutefois attendre, pour s’affirmer pleinement dans sa forme mercantiliste, l’apport en métaux précieux que fournira la découverte des Amériques.

Jusqu’au XIXe siècle, la généralisation du salariat et l’instauration d’un système complet de marché, la majorité des biens courants sont restés localement produits et consommés au sein d’économies locales a priori faiblement monétarisées. C’est en surplombant cette « civilisation matérielle », d’abord, que s’est déployée l’alliance entre les impératifs guerriers des Etats européens et le grand commerce, porteur d’innovations financières depuis le XIIe siècle [emprunts publics, placement à terme, compensation, lettre de change (comme instrument de crédit, puis comme moyen de paiement), escompte, bourse, etc.]. 


On retrouve donc, d’un côté, le besoin de financement traditionnel de la guerre, dans une Europe où ne peuvent survivre les Etats incapables d’accompagner la révolution militaire en cours et l’enjeu du contrôle des routes commerciales maritimes d’une révolution monétaire et financière. Dans cet esprit, Charles Davenant, en 1695, pouvait reconnaître que « tout l’art de la guerre est d’une certaine manière réduit à la monnaie ; et, de nos jours, le prince qui peut le mieux trouver l’argent pour nourrir, vêtir et payer son armée (…) est le mieux assuré du succès. »

Mais, d’un autre côté, la période mercantiliste se distingue de l’Antiquité et du Moyen âge par l’importance prise par la connexion entre la capacité d’attraction des richesses déployées par le grand commerce et la mobilisation des ressources, l’unification et la monétarisation nationales, fondement de la richesse fiscale de l’Etat : « C’est la prospérité du royaume qui permet au Fisc d’alimenter le Trésor royal ; c’est la prospérité commerciale qui fait circuler les espèces précieuses, mesures et conditions de toute puissance. L’impôt se paie en monnaie d’or et d’argent, parce qu’ainsi se paient les soldats, les munitions, les espions et les alliés. »

L’enjeu principal, dans ces conditions, est donc d’acquérir la position la plus attractive dans la circulation internationale des capitaux, que la rivalité entre Etats européens a étirée jusqu’à la dimension transocéanique : sont financées, de cette manière, à la fois la croissance économique interne et l’expansion coloniale. Par exemple, la République des Provinces-Unies, entre la proclamation de son indépendance en 1581 et son lent déclin au XVIIIe siècle, a édifié son hégémonie en hissant l’intérêt marchand au rang de raison d’Etat. 

Selon Norel, « Le premier essor hollandais provient de la liaison assurée par les marchands des Provinces-Unies entre le nord et le sud de l’Europe », et s’est renforcé, parallèlement à la centralité de son commerce (portant notamment sur le blé) et la constitution d’un vaste empire maritime, avec l’intensification de l’agriculture et le décollage de l’industrie urbaine (textile, construction navale, armement, etc.). Au centre de ce complexe économique, il convient de placer la Banque d’Amsterdam, d’origine étatique, qui permit de faire du florin banco la « monnaie du monde » et de drainer l’essentiel des capitaux européens. Il en a résulté davantage « d’argent disponible pour les emprunts d’Etat, ce qui [a conféré] à la République hollandaise une supériorité inestimable sur ses rivaux », du fait qu’il était « politiquement plus facile d’encourager au maximum le financement de la guerre par des emprunts publics. »

Au terme de ce rapide survol historique, trois remarques paraissent s’imposer :

  1. A mesure que se sont développés la monétarisation des économies nationales, les dérivés des monnaies métalliques et des systèmes fiscaux efficaces, le financement militaire s’est émancipé des procédés archaïques du strict monnayage, pour s’inscrire dans les arcanes de la fiscalité et de la finance internationale ;

  2. Le déclin, depuis la Première Guerre mondiale, de la part relative des dépenses militaires dans les budgets publics des Etats conservant des ambitions internationales, ne doit pas masquer, ni la hausse continue de leur volume, ni les progrès de leur puissance de feu, susceptibles de conduire à l’autodestruction de l’humanité ;

  3. La libération des flux internationaux de capitaux et la globalisation financière, en fragilisant la fiscalité des Etats, définissent le contexte contemporain au sein duquel un lien étroit s’est établi entre le contrôle de ces flux et le financement militaire par endettement, qui fait du système monétaire international un enjeu essentiellement politique.


    Jacques Luzi


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