Le
sommeil
est défini comme un état de relative inactivité motrice avec
diminution des perceptions et des réactions sensorielles.
Psychologies
magazine
Il
n'était plus très loin de minuit. Cela faisait un moment que le
type beuglait, dissimulé dans l'obscurité du parking souterrain qui
faisait face à l'immeuble où j'habitais. Ses invectives, hurlées
d'une voix éraillée et furieuse, s'adressaient à nous, les
habitants de la résidence des Œillets qu'un habile promoteur avait
construit, trois ans auparavant, à l'entrée de notre petite ville.
Dans un rugissement ininterrompu, l'homme nous reprochait d'être
soumis au système. Il vilipendait également notre confort bourgeois
et affirmait que nos mères avaient adopté toute leur vie une
conduite sexuelle des plus déréglée.
Ses accusation étaient
venues me cueillir au plus profond de mon sommeil. J'avais tout
d'abord cru à une bagarre entre ivrognes puis, à l'écoute du
caractère essentiellement monologique de la chose, à une dispute
par téléphone avant que la fureur qui émanait de cette voix ne me
fasse quitter mon lit pour en situer l'origine. Nous étions en
septembre et il faisait suffisamment bon sur ma terrasse pour que je
mène mes recherches sans frissonner. À moitié éveillé, j'avais
mis quelques minutes à repérer l'invidu. Celui-ci s'était
introduit dans le parking en sous-sol de l'immeuble de bureaux qui
faisait face aux Œillets. Des ouvertures en forme de meurtrières
donnaient sur le jardin de notre résidence. C'était depuis l'une
d'elles qu'il nous abreuvait de sa colère. Visiblement sous l'effet
de l'alcool, ou d'une quelconque drogue, et plus sûrement encore de
la folie, de la solitude et de la pauvreté, l'homme avait vite
repéré l'effet de haut-parleur que produisaient ces ouvertures
situées face à notre bâtiment. Ici, il avait trouvé sa tribune.
Rendu encore plus furieux par les protestations des locataires
exaspérés, l'homme nous agonisait d'injures, stigmatisant à
présent nos pratiques sexuelles. À l'entendre, les Œillets étaient
un repère de petit-bourgeois frileux et partouzards, une sente du
vice, le tombeau de jeunes corps innocents livrés à notre
lubricité. Il écumait, littéralement, et son rugissement semblait
ne devoir jamais cesser. C'était d'une tristesse insondable. Le
sabordage des hôpitaux psychiatriques, orchestré par les
gouvernements qui s'étaient succédé à la tête du pays, avait
jeté à la rue un nombre grandissant de personnes qui s'étaient
rapidement clochardisées. À n'en pas douter, l'homme qui hurlait
depuis les ténèbres du parking était l'un d'entre eux.
Hormis
l'irritation que produisaient ces insultes lancées en pleine nuit,
je trouvais que nous, les locataires des Œillets, recevions le juste
paiement d'une situation qu’avec les habitants de ce pays nous
avions laissé naître et perdurer. Ainsi, je ne me souvenais
d'aucune manifestation pour la sauvegarde de l'hôpital public à
laquelle j'eus participé.
Les cris de l'homme s'étaient brusquement
interrompus. Une voiture de la police municipale s’était
immobilisée devant le parking. Deux agents en étaient sorti et
avaient inspecté sans grand zèle les alentours du bâtiment. Dans
l'ombre, l'homme était demeuré invisible et silencieux. Après
quelques pas et avoir fait grésiller leur radio, les policiers
avaient regagné leur véhicule puis démarré avant de disparaître.
La voix avait repris aussitôt sa diatribe avec des accents de
triomphe. Il nous tenait. Les cris de dépits qui fusèrent des
terrasses des Œillets ne firent que redoubler le torrent d'injures
de notre accusateur. Pendant un moment, j'hésitais entre regagner
mon lit, équipé de boules Quiès, ou tenter quelque chose pour
faire cesser ce vacarme. Les propos que je captais sur la terrasse,
située au-dessous de la mienne, achevèrent de me décider.
J'entendis monsieur Alonzo, mon voisin du second, crier d'une voix
aiguë que, vue l'incurie de la police, il allait utiliser contre le hurleur le
pistolet à grenaille qu'il possédait. Avec une
voie à peine moins aiguë, son épouse tentait de le faire renoncer
à son projet. Cela m'étonna de la part de ce petit homme roux et
doux avec lequel j'avais de nombreuses conversations sur le jardinage
et les échecs. Je compris que si je n'intervenais pas, cette nuit
allait tourner au drame.
Malgré le peu d'envie que j'avais de me
confronter à un forcené, je m'habillais hâtivement et dévalais
les escaliers. Une fois dans le jardin de la résidence, je fus
surpris par la douceur de l'air. Celle-ci formait un contraste
dérangeant avec la violence de cette voix qui continuer de tonitruer
à quelques mètres de moi. Envahi par un mélange de crainte et de
curiosité, je progressais à tâtons sur le gazon que la copropriété
s'évertuait à faire pousser malgré les sécheresses qui se
succédaient chaque été. Arrivé à quelques mètres d'une des
meurtrières, je restais paralysé. Qu’allais-je faire pour le
calmer ? Désagréable, l’idée qu’être mêlé à une rixe a
soixante ans révolus avait quelque chose de ridicule, me traversa à
la façon d’une coulée acide. Une nouvelle bordée d’injures me
décida à agir.
Excuse-moi, dis-je, profitant d'un des rares moments
où l'homme reprenait son souffle, tu as du feu ? Cette phrase,
sortie de ma bouche presque malgré moi, provoqua l'arrêt immédiat
des vociférations. Visiblement, notre Stentor avait été aussi
surpris que moi. Je l'entendis se déplacer, déclenchant par là-même
l'éclairage du parking. Je le vis enfin lorsqu'il s'encadra dans
l'une des meurtrières. J'avais imaginé un barbu hirsute et
crasseux, je découvrais un jeune type aux cheveux longs et blonds,
plutôt mince, vêtu d'un bermuda et d'un tee-shirt blanc. Les yeux
écarquillés, il tentait de percer la nuit du jardin. Pendant
quelques secondes, je pus détailler son visage émacié et ses
lèvres fines que surmontait un regard passablement égaré.
Qui est
là, putain ?, demanda t-il d'une voix étonnamment chuchotante.
C'est moi, Laurent, répondis-je aussitôt sans quitter l'ombre dans
laquelle je me dissimulais. Je veux m'en griller une avant d'aller me
pieuter. Je ne m'appelais pas plus Laurent que je ne fumais mais,
sans que je puisse expliquer pourquoi, ces paroles m'avaient semblé
les plus appropriées à la situation. Cette dernière phrase laissa
mon interlocuteur muet. Sans réfléchir plus avant, je profitais de
cet avantage pour enfoncer mon clou. T'aurais pas un briquet ?
Je te le rends tout de suite. L'homme avait quitté la meurtrière et
se tenait à présent dans l'ombre du parking. Et toi, finit-il par
dire, t'as une clope ? Je me mordis les lèvres et mon cœur se
mit à battre violemment. Désolé, finis-je par répondre d'une voix
mal assurée, je n'en ai qu'une. Je l'ai gardé pour aller me
coucher. Il y eut un nouveau silence puis je vis une main maigre et
nerveuse surgir de la meurtrière en tenant un briquet. Je m'en
emparais avec précaution et le battis deux ou trois fois dans le
vide avant de lui rendre. La main disparut aussitôt. Je me demandais
soudain si, la flamme aidant, il ne s'était pas rendu compte de mon
subterfuge. J'entendis de nouveau un remue ménage. On aurait dit que
l'homme tentait une sorte de bricolage dont il n'arrivait pas à
venir à bout.
Je pensais qu'après cet interlude, il allait sûrement
reprendre ses vociférations. Je m'approchais prudemment de la
meurtrière. Merci pour le feu, chuchotais-je. Au fait, ajoutais-je
d'une voix plus forte, ce n'est pas la peine de les engueuler. Ils ne
t'entendent pas : c'est une clinique pour sourds et muets, ici.
Un nouveau silence succéda à mon mensonge. Je restais un moment
sans bouger, tentant de repérer mon homme dans le parking. En vain :
le lieu était redevenu aussi noir que silencieux. Je reculais
doucement, environné par les parfums de gazon et de houx.
Après la
tension nerveuse de ces derniers moments, je sentais la fatigue me
gagner. Par précaution, je laissais de nouveau passer quelques
minutes avec le sentiment que ce silence était plus inquiétant que
le tumulte de tout à l'heure. Une brise se leva pour agiter
doucement les ormes du jardin. Un grillon se mit à strier l'espace
de sa scie. L'homme semblait avoir quitté les lieux. Je me
retournais pour contempler l'immeuble des Œillets : sa masse
silencieuse et noire se dressait dans la nuit. Plus une seule lumière
ne brillait à l'intérieur. À présent, ses habitants dormaient.
Combien en connaissais-je ? Il y avait les Alonzo, au second
étage, et la jeune Clarisse Loiseau, au quatrième, dont la grâce
et la politesse m'enchantaient chaque fois que nous nous croisions.
Je devais me l'avouer : depuis que j'habitais aux Œillets, les
autres locataires étaient demeurés à l'état de silhouettes. Ce
constat me chagrina un bref moment avant de s’étioler dans l’air
tiède. Réprimant un bâillement, je demeurais encore quelques
instants dans le jardin puis regagnais mon appartement. Ce n'est
qu'une fois devant ma porte que je réalisais que j'avais laissé les
clefs à l'intérieur.