Grotte de Pech Merle
Le constat est désormais banal : la société–monde s’abîme
dans ses crises. Jamais dans l’histoire une société n’avait
imaginé prévoir si précisément l’agenda de son effondrement.
Que ce soit l’ampleur du réchauffement climatique, l’épuisement
des ressources naturelles, l’empoisonnement généralisé de
la planète ou la certitude de futurs Fukushima, chaque mois amène
son lot de détails sur les contours et le timing de l’inéluctable.
On y avait accoutumé les populations. Les États et leurs
supplétifs verts se faisaient rassurants. Ils en faisaient leur
affaire : il y aurait encore de beaux jours, moyennant une
désagréable mais inévitable période d’adaptation. Des «décroissants» s’en remettaient à l’Etat pour imposer les
restrictions et la rééducation utiles au retour de la joie de
vivre.
Tout ceci a volé en éclats en moins d’une
décennie. Ce qui n’avait pas été calculé c’est la vitesse
d’expansion du chaos géopolitique lié à la guerre mondiale pour
le contrôle des ressources naturelles (pétrole, uranium, terres
rares, terres agricoles, eau), la somalisation qui court maintenant
d’Afrique en Afghanistan, et surtout l’ampleur et la rapidité,
que la crise financière de 2008 a seulement fait entrevoir, de la
désintégration sociale précipitée par la mondialisation de
l’économie. Ce ne seraient toutefois là qu’inconvénients
mineurs pour un système qui entend gérer ce chaos sans autre
ambition que d’y préserver ses intérêts les plus immédiats, si
ne se développait en même temps, à l’échelle de la planète, la
conscience qu’il n’y aura plus de lendemains qui chantent, que
l’activité irrésistible du complexe économico-industriel ne fera
qu’approfondir le désastre ; et qu’il n’y a rien à attendre
d’Etats, excroissances cancéreuses où se mêlent à différentes
doses les castes technocratiques parasitaires, corrompues ou
mafieuses, qui affichent froidement leur refus de faire mine
d’infléchir cette course à la destruction de tout et sont
visiblement réduits à leur fonction première : l’exercice
du monopole de la violence.
Il n’est plus temps de voir là les
théorisations extravagantes d’apocalyptiques
éco-catastrophistes, d’irrécupérables extrémistes
anti-autoritaires ou d’intellectuels réactionnaires reclus dans
leur tour d’ivoire. Toutes ces questions sont désormais sur
la place publique ; le constat devient universel, s’insinue
irrémédiablement dans toutes les couches de la société totale
déliquescente. On ne l’en évacuera pas. C’est bien ce qui
nourrit l’inquiétude de tous les États, et non la catastrophe
rampante.
La domination, qui touche à la pureté de son
concept dans la convergence fusionnelle de l’Etat, de
l’économie et des médias, fait donner son artillerie lourde,
martèle qu’il n’y a plus d’alternative, que les dés sont
jetés, qu’il faut s’adapter ou périr, qu’il ne s’agit
désormais que de gérer la catastrophe, et que ceux dont
l’emploi est de la provoquer et de l’entretenir sont les mieux
qualifiés pour cette tâche. Comme l’assassin qui se flatterait
d’être seul habilité à conduire l’autopsie de sa victime. Et c’est rien moins qu’une métaphore
dans le cas, ici, de Rémi Fraisse tué à 21 ans par un
gendarme mobile, assuré du maintien de son emploi par un
gouvernement socialiste qui célèbre ainsi un siècle de
trahisons, ailleurs de 43 étudiants mexicains livrés par la police
aux tortionnaires des cartels de la drogue ou encore des journalistes
indépendants de la Russie de Poutine (chacun pourra poursuivre
l’énumération ad libitum). Les personnels politiques doutent
de leur pérennité, ils savent qu’ils règnent sur un volcan (dans
cette Chine qui fait l’admiration universelle des tenants du
maintien de l’ordre, le budget de la sécurité intérieure
est supérieur au budget militaire) et qu’il faut absolument
museler, rendre invisible ou silencieuse toute opposition un peu
sérieuse à l’ordre établi, c’est à dire qui viendrait à
prendre au mot la fiction de sa nécessité.
Que ces victimes soient essentiellement des jeunes
n’étonne que ceux qui ne l’ont jamais été. Cette jeunesse
qu’on disait si intégrée à l’ordre marchand et à sa survie
dématérialisée, dressée à se vendre au plus offrant, à se
détacher de toute solidarité, à se reconnaître dans la
monade solitaire de l’utopie capitaliste, commence à
comprendre dialectiquement qu’elle n’aura pas sa place au
festin de l’abondance factice, qu’il n’y aura plus vraiment de
festin et qu’il était de surcroît immangeable — ce qu’une
part demeurée irréductible de la jeunesse a toujours su
et proclamé. Elle accède à la visibilité (plus tard en
France que dans les pays méditerranéens voisins) avec une
vigueur qui lui vaut d’être disqualifiée pour sa « violence »,
au demeurant légitimement défensive et très largement
symbolique. Dans quels rangs imaginerait-on la faire rentrer ?
Celles des luttes dites « anti-industrielles »
dirigées contre les projets trop manifestement absurdes
d’éradication de ce que n’avait pas encore ravagé le rouleau
compresseur de l’artificialisation de la vie et des faux
besoins (des zones naturelles restées en partie pré- industrielles),
parce qu’elles expriment un sentiment partagé de perte
irrémédiable agrègent d’autant plus vite une myriade
d’opposants. Si les naïvetés non violentes et participatives
des opposants de départ prêtent à sourire, on conviendra
qu’elles sont vite balayées par le mépris des décideurs et
la violence des pouvoirs. On laissera aux versaillais qui éructent
ces jours-ci leurs appels à la répression la condescendance
des assis devant les bigarrures, les cagoules et les hésitations
de cette jeunesse. Les faits sont là : certes encore très
minoritaire elle a déjà fait sécession avec la société.
Qu’elle le subisse ou le choisisse, elle n’y a aucun avenir, elle
n’en veut pas et elle n’a rien à perdre ; sauf
éventuellement la vie, on vient de le lui rappeler. Ce qui va de soi
pour elle, le refus de l’Etat, du primat de l’économie sur la
vie, de l’artificialité technologique sur l’intensité des
rapports humains, la détestation de toute hiérarchie fut-elle
militante, le refus du vedettariat, la solidarité concrète
entre tous les opposants quelles que soient leurs pratiques, rien
de cela ne peut tromper : il s’agit de la naissance d’une
conception de la vie radicalement hostile à celle qu’impose
la domination.
Quand s’affrontent deux conceptions de la vie si
antagoniques s’affirme aussi l’inéluctabilité du conflit
central des temps à venir : celui qui va opposer les fanatiques de
l’apocalypse programmée à ceux qui ne se résignent pas à
l’idée que l’histoire humaine puisse finir dans leur fosse à
lisier.
Jacques Philipponneau et René Riesel