Glané
sur le site de l’éditeur Agone, qui a publié plusieurs textes et
correspondances de George Orwell, cet entretien entre
Claude Rioux, des éditions de la rue Dorion, et Thierry
Discepolo, directeur
des éditions
Agone.
Où
l’on cause de la nouvelle et mauvaise traduction de 1984 chez Gallimard...
—
Les éditions Gallimard ont fait paraître en mai 2018 une nouvelle
traduction du chef-d’œuvre de George Orwell, 1984.
Pourquoi à ce moment-là ?
— Les écrits d’Orwell entrent en 2020 dans le domaine
public.
Gallimard a anticipé la date à partir de laquelle, en tant
qu’éditeur, il perdait l’exclusivité sur son best-seller. Il
tente d’imposer une nouvelle traduction avant que d’autres
paraissent. Et comme il se doit dans le monde feutré des lettres
françaises, cette réalité bassement matérielle est masquée sous
une exigence littéraire. Ce qu’explique, sur commande, la nouvelle
traductrice Josée Kamoun : « Il est d’ailleurs très
sain, vital même, de pouvoir entendre résonner cette œuvre
fondamentale de plusieurs manières. »
Il faudrait lui demander pourquoi Gallimard n’a pas soutenu plus
tôt cette exigence saine et même vitale de résonance plurielle en
permettant la circulation d’autres traductions ?
— Pourquoi
Gallimard n’a-t-il pas fait traduire d’autres livres d’Orwell ?
— Il est notoire que chez Gallimard personne ne s’est jamais
vraiment intéressé à l’œuvre d’Orwell, dont l'importance
littéraire a toujours été négligée, l’intérêt politique
méprisé et les aspects philosophiques ignorés. Une situation
devenue flagrante depuis que les éditions Champ libre (désormais
Ivrea) ont repris la traduction française de l’œuvre d’Orwell à
partir du début des années 1980.
Quinze
avant la première traduction de 1984 en 1950, Gallimard avait fait traduire, plus ou
moins mal et sous des titres plus ou moins fantaisistes, une série
de titres : Down and out in Paris and London (1933)
devenu La Vache enragée en 1935 ; Homage
to Catalonia (1938), interprété en La Catalogne libre
en 1955 ; Keep the Aspidistra Flying (1936), traduit Et
vive l’aspidistra !, en 1960 – la même
année qu’est édité un recueil d’Essais choisis.
Après avoir été titré Les Animaux partout chez O. Pathé
en 1947, Animal Farm (1945) sera, en 1964, La République
des animaux chez Gallimard – qui ne reprend ni Burmese
Days, traduit en 1946 en La Tragédie birmane aux
éditions Nagel, ni Coming up for air, paru sous le titre
Journal d’un Anglais moyen chez Amiot-Dumont en
1952.
À partir de 1981, les éditions Champ Libre font retraduire tous ces titres en ajoutant Le quai de Wigan, Chroniques en temps de guerre et surtout les Collected Essays,
Journalism and Letters of George Orwell, indispensables quatre
volumes (et 2 500 pages) d’Essais,, articles, lettres coédités avec l’Encyclopédie des
nuisances à partir des années 1990.
Paraîtront ensuite, à la Librairie générale française, Une
fille de pasteur (2008) et, aux éditions Agone, A ma guise, Chroniques, 1943-1947, Ecrits politiques, Une vie en lettres, Correspondance 1903-1050. Nous
sommes loin des vingt volumes que composent les Complete Works
(édités sous la direction de Peter Davison en 1998), mais c’est
plus qu’appréciable. Et surtout, le travail ayant été bien fait,
il n’est pas nécessaire de le refaire…
— Pourquoi
Gallimard n’a-t-il fait retraduire 1984 qu'en 2018 ?
— Dans les années
1970, les éditions de Gérard Lebovici ont convaincu les agents
littéraires chargés de l’œuvre d’Orwell qu’il était temps
de l’éditer sérieusement en français. Mais Gallimard
s’accrochait à ses droits tout en refusant de faire retraduire les
livres qu’il exploitait (dans des traductions de plus en plus
honteuses) sans vouloir non plus s’engager à faire traduite sur
les quatre volumes d’essai parus en 1968 et toujours pas édités
en France. À ce qu’on dit, Gallimard aurait finalement
négocié l’abandon des autres titres d’Orwell contre la
conservation de son best-seller, 1984 –
qui ne fut donc jamais retraduit… Ce qui ne révèle pas seulement
le primat de la raison économique, mais aussi le peu de
considération pour l’œuvre.
— Il semble
pourtant que les raisons de retraduire ce roman ne manquaient pas.
Dans Orwell Le pouvoir de la vérité de James Conant, un livre paru
en 2012 aux éditions Agone sur les questions philosophiques que pose 1984,
le traducteur et préfacier Jean-Jacques Rosat ne note-t-il pas, non
seulement l’absence de phrases entières, mais une telle
imprécision dans la traduction de certaines phrases qu’il dut les
retraduire pour les intégrer dans l’argumentaire de l’auteur ?
— En effet. Ce livre est la réponse critique que James Conant
donne à l’interprétation par Richard Rorty de 1984.
Conant défend l’idée que, pour Orwell, « la capacité à
produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté
de pensée et d’action sont les deux faces d’une même pièce de
monnaie. La préservation de la liberté et la préservation de la vérité
représentent à ses yeux une seule et indivisible tâche, qui est
commune à la littérature et à la politique».
Pour lui, 1984 est un roman qui expérimente la destruction du lien essentiel entre
vérité objective et liberté. On comprend que la précision soit
indispensable pour comprendre le propos du roman.
— Quelques
exemples ?
— D’abord une erreur qui rend incompréhensible le monde de 1984,
où les prolétaires représentent 85 % de la population, et non
15 %, comme la traduction française [de 1950] l’affirme. Et
cela de réimpression en réimpression depuis soixante-huit ans !
Ce point modifie la vision qu’on a de toute l’organisation
sociale de l’Océanie : à l’inverse de l’URSS sous
Staline (qu’on érige souvent, un peu vite, en modèle exclusif du
roman d’Orwell), où le plus grand nombre subissait l’ordre
totalitaire, en Océanie, seuls les membres du parti, une minorité
de la population, sont soumis à surveillance. Ensuite, l’absence
de quarante-deux phrases et de morceaux entiers de dialogues a été
repérée par la traductrice de notre édition de 1984.
Enfin des contresens sur des points importants, comme « C’était
là le raffinement suprême : se rendre consciemment inconscient
[Consciously to induce unconsciousness] », et non
« persuader consciemment l’inconscient ». Ou bien :
« Si nous prenons soin de la liberté, la vérité peut prendre
soin d’elle-même [If we take care of freedom, truth can take
care of itself] » et non « Veillons sur la liberté,
et la liberté veillera sur elle ». Ou encore « Tout
ce qu’il vous fallait, c’était une série de victoires sans fin
sur votre propre mémoire [All that was needed was an unending
series of victories over your own memory] » et non « Avoir
en mémoire une interminable série de victoires ».
— Dans l’article qu’il donne au Figaro à
l’occasion de la parution de la nouvelle traduction de 1984 aux éditions Gallimard, Sébastien Lapaque
affirme n’avoir jamais entendu dire, « même de lecteurs à
la dent dure », que la traduction de 1950 était fautive.
Pourtant, il prend très au sérieux l’œuvre d’Orwell, jugeant
même que, « dans l’épaisse nuit du siècle, la seule
urgence est de lire enfin sérieusement ses Essais, articles et
lettres ».
— Il a bien
raison ! Son article est indéniablement le meilleur de la série
parue dans la grande presse à l’occasion de la parution de cette
traduction (et même avant). Mais ce sur point, on peut dire qu’il
se trompe. D’autant plus si on doit prendre au sérieux la pensée
politique d’Orwell – comme il semble le faire. Mais il a
indéniablement raison lorsqu’il écrit que, d’une manière
générale, les choix de traduction d’Amélie Audiberti sont plutôt
justes et que Josée Kamoun fait souvent des « choix
étranges », y compris littéraires.
— Cette
appréciation diverge à peu près complètement de celle qu’a
portée l’ensemble (ou presque) de la presse sur cette nouvelle
traduction…
— C’est le moins qu’on puisse dire. Jusqu’à mi-mai, les
premiers articles parus (AFP, France Info, Europe 1, etc.)
reproduisent plus ou moins servilement le prière d’insérer fourni
par l’éditeur.
Puis deux couacs ont retenti au milieu de cet écho monocorde. Vous
avez parlé de celui de Sébastien Lapaque qui, dans Le Figaro,
désavoue la nouvelle traduction et, crime de lèse-littérature,
renvoie le lecteur vers l’œuvre politique d’Orwell. Et le même
jour, Arnaud Viviant poste un tweet meurtrier : « Je ne
m’attendais à rien de bon, mais c’est encore pire. La nouvelle
traduction de 1984
chez #Gallimard est tout simplement scandaleuse. Le Ministère de la
vérité n’aurait pas fait mieux. » Autrement dit, à la fois
un désaveu littéraire est une accusation de trahison de la part
d’un critique littéraire très en vue…
— Certes,
mais les médias n’ont pas suivi cet anathème…
— Bien sûr.
Presque aussitôt Télérama publiait une recension
enthousiaste et donnait la parole à « la très talentueuse »
traductrice ; qu’on allait retrouver ensuite dans L’Obs
puis sur France Culture, etc. Enfin, début juin, Le Monde
des livres doublait un nouvel entretien obligeant par un article
de complaisance commandé à Pierre Ducrozet. Ce jeune écrivain,
édité chez Grasset et Actes Sud, a décroché en 2017 le prix de
Flore, fondé en 1994 par Frédéric Beigbeder et décerné chaque
novembre dans le café (parisien) éponyme. Tout est dit…
— Au milieu de ce concert, on a tout de même pu entendre
un autre « couac » d’ampleur : celui de
Jean-Jacques Rosat, qui invalide à peu près tous les choix de la
nouvelle traduction commandée par Gallimard.
— En effet. Dans cet article remarquable – qui poursuit
le travail que ce philosophe a accompli dans la collection qu’il a
dirigée aux éditions Agone et en particulier sur la pensée
politique de George Orwell –,
Rosat démontre à quel point la volonté de « moderniser »,
le primat « esthétique » et surtout le confinement de la
traductrice au « littéraire » ont été sources
d’erreurs.
— Quelques
exemples ?
— La traduction de « Thought Police » par
« Mentopolice » plutôt que par « Police de la
pensée ». Pour Rosat, « la police en question ne traque
pas le mental, encore moins les mentalités ou le psychisme. Elle
traque des pensées, celles qui sont non conformes ». Quant aux
« Thoughtcrimes », il ne s’agit en rien de
« Mentocrimes », c’est-à-dire des « crimes
mentaux subjectifs », mais bien de « crimes de pensée qui
existent objectivement, sont communicables et partageables, peuvent
circuler sous forme d’écrits, de paroles, ou simplement loger dans
une tête ». Pour Rosat encore, ces pensées ont une vie qui
leur est propre : « On peut lutter contre elles, tenter de
les repousser ; mais souvent elles reviennent malgré soi,
jusque dans le sommeil. »
Mais
l’erreur la plus significative (et la plus grave) est sans doute la
traduction de « Newspeak » par « néoparler ».
Pour défendre son choix, Josée Kamoun explique : « Si
Orwell avait voulu créer la Newlang, il l’aurait fait.
Mais il a créé le Newspeak, qui n’est pas une langue,
mais une anti-langue. »
Pourtant, le Newspeak n’est pas seulement un parler :
il s’écrit aussi – et même, dans le roman, il s’écrit
surtout. Et c’est une langue, avec un vocabulaire, des règles de
grammaire et un dictionnaire, même si, comme le définit l’un des
personnages du roman, linguiste spécialiste de la novlangue, c’est
« la seule langue au monde dont le vocabulaire diminue chaque
année».
Ainsi en appendice du roman se trouvent bien, écrits par Orwell, les
« Principes de la novlangue » : une langue « conçue
pour satisfaire les besoins idéologiques de l’angsoc, ou
socialisme anglais. En 1984, personne n’employait encore
exclusivement la novlangue pour communiquer, que ce soit à l’oral
ou à l’écrit. Si les éditoriaux du Times étaient
écrits dans cette langue, il s’agissait néanmoins d’un tour de
force
réservé à un spécialiste. La novlangue devait avoir totalement
supplanté l’ancilangue (ou anglais standard, comme on devrait
l’appeler) aux alentours de 2050. La version en usage en 1984, compilée dans les neuvième et dixième
éditions du dictionnaire de novlangue, n’était que provisoire et
contenait nombre de mots superflus et de formes archaïques destinés
à être supprimés par la suite. Nous analyserons ici la version
finale et optimisée matérialisée par la onzième édition du
dictionnaire. »
Comme
le montre encore Rosat, « la traduction par “néoparlé”
détourne l’attention de cet enjeu crucial qu’est, pour Orwell,
la relation entre langue et pensée », car la novlangue est
bien « la langue officielle de l’Océanie », que ses
habitants sont destinés à parler, à écrire, avec laquelle ils
vont penser, ou plutôt ne plus pouvoir penser. Sur un point crutial,
Rosat montre les conséquences de l’écart entre les préoccupations
(étroitement littéraires) de Josée Kamoun et la pensée du roman :
« “Avec le sentiment […] d’énoncer un axiome capital,
[Winston] écrit : ‘La liberté, c’est la liberté de dire
que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste
suivra.’”, Mais dans l’original, la dernière phrase est :
“If that is granted, all else follows.” Donc pas “elle”, mais
“cela that”.
L’erreur est évidente : ce n’est pas la liberté qui doit
être accordée, comme le voudrait Josée Kamoun, mais l’axiome –
l’axiome qui pose “que la liberté est la liberté de dire que
deux et deux font quatre”. […Orwell] définit la liberté par
l’accès à la vérité ; si la vérité disparaît, la
liberté meurt ». En rendant impossibles cette analyse et la
« novlangue » qui en est au cœur (un concept devenu
courant dans la langue française), la nouvelle traduction tombe en
effet sous la critique d’Arnaud Viviant : Gallimard se
comporte en ministère de la Vérité. Autrement dit, cette
traduction de 1984 relève de la novlangue, c’est-à-dire de la
transformation d’un vocabulaire riche, précis, inscrit dans
l’histoire sociale et politique, par des « néomots »
vides. Ainsi, comme on dit de la novlangue de 1984,
« la langue que ses habitants sont destinés à parler, à
écrire, avec laquelle ils vont penser, ou plutôt ne plus pouvoir
penser », avec cette nouvelle traduction, ses lecteurs n’auront
plus les moyens de penser avec le roman d’Orwell…
— Tandis
qu’il condamne sans appel les erreurs « sémantiques »
de Josée Kamoun, Rosat loue en même temps cette nouvelle traduction
comme « un événement : le monde littéraire français
reconnaît enfin ce livre comme un authentique roman ».
N’est-ce pas curieux ?
— À plusieurs
titres. Comme si on pouvait correctement traduire un roman sans avoir
rien compris de la pensée de l’auteur ? Ou, pire, si on l’a
comprise, en la travestissant au point de la détruire ? Voilà
bien une illustration de la religion littéraire française que sert
Josée Kamoun et dont Gallimard a fondé le clergé. Dans cette
conception, le sens importe moins que le style et les références
politiques doivent être neutralisées. Un jugement d’autant plus
inattendu de la part de Rosat qu’il est, sans conteste, l’un de
ceux qui a le plus clairement montré la profondeur philosophique de
l’œuvre d’Orwell en général, et de ce roman en particulier.